La réutilisation de données dans les pratiques artistiques de sonification
eContact! 21.2 — Dématérialisation de l’objet sonore : Approches conceptuelles des pratiques artistiques centrées sur le son (juillet 2023) http://econtact.ca/21_2/coovisirois-etal_sonification_fr.html
Les processus de sonification permettent de transformer des ensembles de données en des phénomènes sonores. Peter Sinclair, artiste sonore et chercheur responsable du laboratoire Locus Sonus (Aix-en-Provence, France), souligne l’étonnante diversité des pratiques artistiques de sonification et l’hétérogénéité des données qu’elles sonifient — des données capturées par l’artiste, des données recueillies par autrui, des données scientifiques, des données personnelles, des données en temps réel, des données captées en temps différé, des données in situ — « pour révéler les aspects cachés de l’environnement [physique] dans lequel la pièce est jouée » (Sinclair, 2012, 174 [notre traduction]). Ces œuvres dénotent des préoccupations sociales, politiques, philosophiques, pédagogiques, voire même humoristiques. La sonification en contexte artistique est donc une pratique tentaculaire, dont les multiples ramifications peuvent toutefois être unifiées par cette intention de laisser les données contrôler des processus sonores. En faisant reposer leurs œuvres sur des ensembles de données, ces artistes réfléchissent à des enjeux qui dépassent les seules considérations musicales : l’intérêt réside en partie dans les idées en amont des considérations esthétiques.
Nous nous intéressons spécifiquement à deux installations sonores qui reposent sur la sonification de données de recherche : Sonification / Listening Up de Carrie Bodle et Atmospherics / Weather Works de Andrea Polli. Tout en s’inscrivant dans la sphère de l’art sonore, ces œuvres entrent en résonance avec la notion de réutilisation de données, tel qu’entendu en gestion des données de recherche, c’est-à-dire l’utilisation de données captées par un tiers ou son équipe de recherche (Curty et al., 2017, 2). Alors que les outils de réutilisation de données actuels sont pensés et conçus principalement pour une communauté de chercheurs·euses restreinte, il est intéressant d’observer la manière dont ces artistes participent au cycle de vie des données de recherche. En étudiant le phénomène depuis une perspective de recherche-création, nous mettons en évidence l’impact potentiel de la réutilisation de données sur son cadre conceptuel et sa pratique.
Dans un premier temps, nous abordons les techniques de sonification et le contexte de la réutilisation de données. Dans un second temps, nous examinons comment les œuvres de Bodle et Polli mobilisent ces techniques et permettent d’entrevoir une pratique artistique inspirée par les principes de la réutilisation de données.
Techniques de sonification
La sonification est une pratique scientifique qui consiste à représenter une information sous forme sonore. Le compteur de Geiger en est un exemple célèbre : le taux de cliquetis émis par l’appareil indique le niveau de radiation à proximité. La sonification se caractérise par « la transformation des relations de données en relations perçues dans un signal acoustique, dans le but de faciliter la communication ou l’interprétation » (Kramer et al., 1999, 3 [notre traduction]). Cette définition met l’emphase sur le caractère communicationnel du processus, mais suggère aussi le passage d’un phénomène invisible à nos sens (les données) à un phénomène perceptible par l’ouïe (le signal acoustique). La sonification permet donc aux chercheurs·euses d’analyser, interpréter et communiquer des données, mais aussi de tirer avantage du système auditif humain pour transmettre efficacement une information par le médium sonore.
L’émergence de la sonification est intimement liée à celle de l’auditory display. Alors que la sonification fait uniquement référence à la technique de transformation des données en son, l’auditory display s’intéresse à une multitude de phénomènes relatifs à son contexte de diffusion :
Auditory Display encompasses all aspects of a human-machine interaction system, including the setup, speakers or headphones, modes of interaction with the display system, and any technical solution for the gathering, processing, and computing necessary to obtain sound in response to the data. (Hermann, Hunt et Neuhoff, 2011, 1)
Par exemple, dans la conception d’alertes sonores pour une cabine de pilotage d’avion, l’auditory display se penchera non seulement sur le processus d’association données-sons, mais aussi sur la manière dont les pilotes pourront les écouter et éventuellement les éteindre à l’aide d’un interrupteur, un bouton ou autre capteur. Ainsi, l’auditory display est l’ensemble du dispositif technique facilitant la situation alors que la sonification est la composante de l’auditory display permettant le transfert de médium. Théorisée dès les années 1950 (Pollack et Ficks, 1954), ce n’est qu’avec la création de l’International Community for Auditory Display (ICAD) en 1992 que la pratique prend son essor (Frysinger, 2005). Selon Steven Frysinger, le déploiement de la discipline est attribuable à la démocratisation des dispositifs numériques de génération de sons ainsi qu’à l’émergence du protocole MIDI dans les années 1980.
Selon Till Bovermann, Julian Rohrhuber et Alberto de Campo (2011), une des premières étapes dans l’élaboration d’une sonification consiste à se poser ces trois questions afin d’orienter les expérimentations sonores à faire :
- How many data points are likely necessary for patterns to emerge perceptually?
- How many and which data properties should be represented in the design?
- How many parallel sound-generating streams should the design consist of?
En fonction des réponses obtenues, il est possible de choisir une technique de sonification appropriée aux besoins de l’expérience. La présente section introduira ces principales techniques.
Sonification par mappage de paramètres
La sonification par mappage de paramètres (Parameter Mapping Sonification, ou PMSon) est une technique qui consiste à associer une ou des dimensions de données à une ou des dimensions du domaine sonore (Walker et Nees, 2011, 16). Dans sa forme la plus simple, la variation de la température au courant d’une journée pourrait, par exemple, affecter la hauteur d’une onde sinusoïdale. En tirant avantage de la nature multidimensionnelle du son, la PMSon a la capacité d’affecter de multiples variables d’un même son. En reprenant le même exemple, nous pourrions imaginer que la température affecterait à la fois la hauteur, l’intensité et le timbre d’un son. Nous pourrions également envisager un scénario où la température, la pression atmosphérique et la vitesse du vent pourraient respectivement contrôler la hauteur, le volume et le timbre de l’onde sinusoïdale.
Ainsi, il devient clair que les possibilités de mappage sont virtuellement infinies. Le succès d’une PMSon réside d’abord dans le processus de sélection des variables à sonifier, mais surtout dans sa capacité à transformer les variations de données en variations de paramètres perceptibles et significatifs pour l’auditeur·trice (Walker, 2002, cité dans Walker et Nees, 2011, 24). Elle est utile pour suivre l’évolution temporelle des données avec précision, mais le degré de précision avec lequel l’auditeur·trice peut suivre ces données dépend de l’efficacité des mappages effectués (Ludovico et Presti, 2016, 73).
Audification
On nomme « audification » la technique de sonification qui transfert directement des données périodiques en son (Walker et Nees, 2011, 17). Pour l’illustrer, Carla Scaletti (2017) donne l’exemple d’une équipe de recherche qui s’intéresse au cycle d’une marée se répétant aux 12 heures, où l’amplitude y est mesurée une fois par heure. Prenons maintenant la figure 1, qui représente une schématisation des premières mesures obtenues. On remarque que la marée atteint son point maximal après 3 heures, son point minimal après 9 h et reprend son point initial après 12 h (43 200 s), ce qui correspond à une périodicité de 0,000 023 Hz (f = 1 / 43 200 s). Puisque l’oreille humaine est sensible aux fréquences situées entre 20 Hz et 20 000 Hz, il sera nécessaire de compresser temporellement ces données afin de les amener dans un intervalle de fréquences que l’humain peut entendre. Cette étape permettra de représenter plusieurs années de mesures du cycle des marées par une sonification qui ne durera que quelques secondes. Conséquemment, l’analyse de l’évolution de l’amplitude des marées au fil des années en sera facilitée.
En effet, la variation des paramètres sonores à travers la sonification pourra révéler des motifs ou des tendances dans les données observées. Cet exemple permet d’exposer deux aspects importants de l’audification, tels qu’articulés par Florian Dombois et Gerhard Eckel : d’abord, l’audification requiert la captation d’un très grand nombre de mesures, prises à un intervalle régulier; ensuite, il est préférable d’étudier un phénomène périodique (Dombois et Eckel, 2011, 319–320) puisque c’est cette périodicité qui, une fois compressée dans une plage de fréquences audibles pour l’humain, crée la sensation de hauteur dans le son. Ainsi, dans un contexte où les données s’écartent de la périodicité, il est avisé de considérer l’utilisation d’une autre technique de sonification. En effet, l’audification perd alors de sa pertinence puisqu’il devient plus difficile d’analyser l’évolution du phénomène avec précision à l’aide de cette méthode.
Auditory icon et earcon
Les techniques de l’auditory icon et du earcon utilisent de brefs sons qui sonifient une interaction humain-machine. Alors que le son de l’auditory icon s’inscrit en relation écologique avec le processus qu’il représente, l’earcon utilise des sons abstraits, qui n’ont pas de lien apparent avec le processus en cours (Walker et Nees, 2011, 23). Par exemple, le son d’un papier se chiffonnant lors de la suppression d’un fichier sur un ordinateur serait qualifié d’auditory icon. Si ce même processus était mis en sons par une onde sinusoïdale par exemple, on le nommerait earcon. Ces sonifications sont donc le résultat d’une interaction avec l’interface en question. Elles servent à informer l’utilisateur de la complétion d’une tâche qu’il a lui-même lancé.
Réutilisation de données
Dans un contexte où il est d’usage de faire reposer des travaux de recherches sur la prise, le traitement et l’analyse de données, la gestion de données de recherche a pour objectif d’encadrer les données à travers toutes les étapes de leur cycle de vie : planification, création, traitement, analyse, conservation, partage et réutilisation. Si donner accès aux données de recherche en complément des publications académiques fournit à la communauté scientifique les outils nécessaires à la validation et la reproduction des résultats de recherche, elle permet aussi leur réutilisation.
On parlera de « réutilisation de données » lorsque ces dernières sont « collectées par des tiers autres que le·la réutilisateur·trice ou des membres de son équipe de recherche » (Curty et al., 2017, 2 [notre traduction]). La mise en place de cette pratique comporte de nombreux bénéfices pour les différentes parties prenantes de la communauté scientifique. En effet, la réutilisation de données évite aux organismes subventionnaires de devoir financer la création de données qui auraient déjà été produites par une autre équipe de recherche (van de Sandt et al., 2019, 1). Elle permet de mettre en relation des ensembles de données provenant de sources variées (Wilkinson et al., 2016, 1). Elle permet aussi, notamment, aux équipes de recherche de poser de nouvelles questions de recherche à partir de ces ensembles de données mis à disposition dans les dépôts de données.
La mise en action de la réutilisation de données implique effectivement la création de plateformes qui rendent accessibles les données de recherche à la communauté scientifique. Ce processus de publication est une part intégrante du concept de curation de données, qui se définit par la gestion active des données de recherche dans l’optique de les rendre faciles à trouver, accessibles, interopérables et réutilisables (FAIR). 1[1. Voir Mark D. Wilkinson et al., « FAIR Principles », Scientific Data vol. 3 (mars 2016), pour consulter leurs « guidelines to improve the Findability, Accessibility, Interoperability, and Reuse of digital assets ».] Sa pratique se normalise au point où il devient chose courante pour les organismes subventionnaires d’exiger la publication des données reliées aux recherches qu’ils subventionnent (van de Sandt et al., 2019, 1). Bien que les dépôts en ligne soient d’abord destinés à la communauté scientifique, nombre d’artistes ont pu profiter de l’implantation de cette pratique à l’échelle internationale afin d’en extraire des matériaux à la base de leurs œuvres de sonification, soit, comme nous le verrons, par l’intermédiaire des équipes de recherche soit en faisant des recherches directement dans ces dépôts.
La réutilisation de données dans les pratiques artistiques de sonification
Alors que nous avons jusqu’à présent abordé les techniques de sonification d’un point de vue scientifique, il convient également de souligner l’adoption de ces techniques par la communauté artistique. Parmi ces œuvres, on retrouve la série Test Pattern de Ryoji Ikeda (Vidéo 1), où des séquences de code binaire sont converties en motifs visuels abstraits et en processus sonores, offrant ainsi au public une perspective inédite sur les flux de données (Bruce-Jones, 2021). D’autres artistes tels que Jasmine Guffond avec Anywhere All the Time, A Permanent Soundtrack to Your Life (Vidéo 2) et Herman Kolgen avec SEISMIK (Vidéo 3) ont également exploité les techniques de sonification pour enrichir leurs créations artistiques (Boutard, 2020). Dans la présente section, nous portons notre attention sur la manière dont deux cas spécifiques de sonification artistique mettent en application ces techniques, mais également comment elles mobilisent le concept de réutilisation de données.
Carrie Bodle — Sonification / Listening Up (2005)
Carrie Bodle est une artiste en arts visuels et artiste sonore qui s’intéresse à la relation entre art et science. Par le biais de la sonification et de la visualisation, elle « transpose des phénomènes inaudibles ou invisibles en expériences sensibles » (Bodle, 2020 [notre traduction]). Son œuvre Sonification / Listening Up est une installation sonore temporaire et in situ, installée sur la façade extérieure du bâtiment 54 du Massachussetts Institute of Technology (MIT) en septembre 2005. Le projet s’intéresse à la sonification de la pression atmosphérique dans l’ionosphère et est le résultat d’une collaboration avec Philip Erickson, membre du Atmospheric Science Group de l’observatoire Haystack du MIT (Bodle, 2006).
C’est une base de données produite sur cinq décennies par l’observatoire Haystack qui est au cœur de Sonification / Listening Up. Un modèle empirique élaboré au MIT à partir de ces données permet à Bodle et Erickson de créer une représentation statistique des phénomènes physiques se déroulant directement au-dessus du bâtiment 54, lequel abrite le département des Sciences de la terre et des planètes (Bodle et Erickson, 2005). Bodle et Erickson retirent de cette simulation des données pour sept altitudes situées entre 100 km et 800 km au-dessus du sol. Les données tirées de ces couches sont transformées en sons à travers 35 haut-parleurs distribués sur sept étages de la façade du bâtiment (Fig. 2). Ainsi, Sonification / Listening Up donne à entendre au public les recherches menées à l’intérieur de l’édifice, à l’abri des regards (Bodle 2006, 51).
La technique utilisée par l’artiste est l’audification. Elle accélère l’échelle temporelle des pressions atmosphériques générées par la simulation, de manière à amener les ondulations de la pression dans un registre de fréquences entre 200 Hz et 1000 Hz (Ibid., 52). C’est par cette compression du temps que ce phénomène, jusqu’alors imperceptible à l’oreille humaine, devient accessible. Ainsi, la composante sonore de l’œuvre est la conséquence acoustique du projet scientifique. L’œuvre est le résultat d’une préoccupation d’ordre conceptuel : diffuser les recherches menées par l’observatoire Haystack. En choisissant cette technique de transfert direct des données en ondes sonores, Bodle se réserve certes une série de choix esthétiques (échelle de compression temporelle, lieu d’exposition, nombre et disposition de haut-parleurs, etc.) mais évacue presque entièrement les décisions d’ordre compositionnel. En effet, la technique de l’audification limite considérablement la possibilité d’influencer la structure (forme musicale) de l’œuvre sonore, de créer des zones de tensions ou détentes, de manipuler les timbres et les rythmes, etc. Alors que la PMSon lui aurait permis un plus grand contrôle sur ces paramètres compositionnels, l’audification semble toutefois rejoindre les intentions conceptuelles du projet. Si l’objectif est davantage de diffuser les données plutôt que de les imprégner d’un certain affect, le fait de limiter l’intervention de l’artiste dans le processus compositionnel contribue à faire entendre les données de manière plus transparente et fidèle aux processus de production scientifique.
Andrea Polli — Atmospherics / Weather Works (2001)
Andrea Polli est une artiste interdisciplinaire dont la démarche s’intéresse aux enjeux environnementaux par le biais d’œuvres au croisement entre art, science et technologie.
As an artist sonifying atmospheric data, I am interested in the creation of new forms of data interpretation. […] In my artwork, I have tried to develop strategies for the interpretation of data through sound that has both narrative and emotional content, because I believe that an emotional connection with data can increase the human understanding and appreciation of the forces at work behind the data. (Polli, 2005, 33)
Atmospherics / Weather Works est le fruit de la collaboration entre Polli et Glenn Van Knowe, scientifique en chef au Mesoscale Environmental Simulation and Operations (MESO). Le projet est à la fois une performance, une installation sonore et un logiciel facilitant la sonification d’évènements météorologiques. L’installation sonore de 15 canaux a été présentée à la galerie Engine 27 à New York, et relayait les données de deux tempêtes historiques de la région de New York. L’installation retrace l’évolution temporelle de chaque tempête en 15 emplacements précis de la côte est des États-Unis.
[W]e decided to map each speaker to a specific point in space proportional to the area spanning from northern Florida to northern New York State and from the eastern tip of Massachusetts to western New Jersey, with New York City situated near the center. (Polli, 2005, 33)
Ainsi, chaque haut-parleur effectue la sonification des variables météorologiques correspondantes au point géographique qu’il représente.
En cherchant à faire vivre à l’auditeur l’expérience sensorielle de deux tempêtes, les intentions artistiques d’Atmospherics / Weather Works sont en parfaite cohérence avec la démarche de l’artiste. Polli utilise des expressions telles que « raconter le récit de la tempête » et « permettre à l’auditeur de ressentir la tempête » (Polli, 2005, 34) pour décrire ses objectifs. Il s’agit ici de sublimer les flux de données météorologiques en les transformant en une expérience narrative censée restituer les sensations associées au phénomène météorologique que ces flux représentent (Audio 1). Au final, bien que la création de cette œuvre de sonification reflète les préoccupations artistiques de Polli, elle sert également les intérêts scientifiques de Van Knowe qui, par le biais de ces sonifications, cherche à identifier des problèmes dans les modèles météorologiques (Polli, 2005).
« The President’s Day Snowstorm » est une tempête majeure et hivernale qui s’est formée dans le Golfe du Mexique le 18 février 1979. La puissance de l’évènement n’a su être prédite par les modèles météorologiques de l’époque, ce qui en a fait un objet d’étude important dans les années subséquentes dans l’optique d’améliorer la précision de ces modèles (Polli, 2005, 33). La décision de porter son attention sur cette tempête permet à Polli et Van Knowe de travailler avec un évènement ayant marqué à la fois le public et les météorologues et sur lequel il existe une quantité substantielle de données. Dans l’installation résultante, cet évènement est mis en relation avec l’ouragan Bob (1991), dans l’intention d’analyser de quelle manière les structures si différentes de ces deux tempêtes se reflètent dans les processus sonores. C’est à partir des données recueillies sur le terrain que Van Knowe reconstruit une simulation de chacune des deux tempêtes. Les outils logiciels du MESO doivent toutefois être considérablement modifiés de manière à pouvoir fournir à Polli des données dans un format qui correspond aux intentions du projet.
Our project required files of individual variables output for each geographical point at regularly timed intervals. Van Knowe and Kenneth Waight of MESO created a custom software program to output the data in this format. (Polli, 2005, 34)
Au final, six variables seront utilisées dans les sonifications, soit la pression atmosphérique, la vapeur d’eau, l’humidité relative, le point de rosée, la température et la vitesse du vent totale.
Atmospherics / Weather Works fait usage de la sonification par mappage de paramètres. En effet, les six variables sélectionnées 2[2. La littérature disponible ne nous permet malheureusement pas d’identifier les motifs de sélection de ces variables.] servent à contrôler la hauteur et le degré de filtrage de fichiers sonores. Polli choisit de travailler avec deux types de matières sonores : des sons acoustiques dont l’émission du son dépend du mouvement de l’air (cordes vocales ou instruments à vent) et des sources sonores influencées par l’environnement naturel (p. ex. les insectes dont les comportements sonores sont modifiés par les changements de température) [Polli, 2005, 34]. Ceci lui permet d’inviter l’auditeur dans un univers sonore familier, de travailler le timbre et l’esthétique sonore, mais aussi de faire un écho à la nature des données sonifiées. Ainsi, la capacité de modeler le timbre sonore oriente l’étape de sonification vers la recherche d’un point d’équilibre entre la réalisation d’intentions artistiques et la capacité de transmettre efficacement le comportement des données.
In an attempt to allow listeners to physically feel the storm, we then translated the atmospheric pressure data to a very-low-frequency sound. As a result, listeners lost the ability to hear a detailed melody line describing pressure changes but gained a visceral sense of the storm. (Polli, 2005, 34)
Même si certains choix de mappage sont guidés par des intentions artistiques, d’autres sont motivés par des enjeux d’ordre communicationnel et la préservation des relations contenues dans les données.
Some of the variables in the model were highly coupled: for example, water vapor will increase or decrease at the same time and rate as relative humidity. We decided to try one variable as an overall pitch and one as a filter. (Polli, 2005, 34)
Ces deux passages démontrent également l’aspect expérimental du processus de sonification, où des allers-retours entre les phases de production, d’écoute et d’analyse permettent le dosage fin des différents mappages. En bref, ce choix de technique de sonification s’avère judicieux lorsque l’on considère les intentions premières du projet. Polli se sert de la PMSon pour effectuer un travail précis du timbre tout en conservant une relation perceptible avec les données sonifiées. Le résultat offre un regard subjectif sur les données et invite à les aborder sous un angle nouveau et sensible.
Discussion sur la réutilisation de données
En utilisant des données quantitatives issues de recherches scientifiques, Sonification / Listening Up et Atmospherics / Weather Works s’inscrivent dans le contexte de la réutilisation de données. Ces œuvres font vivre ces données scientifiques grâce à un dispositif d’écoute installatif, fruit d’une collaboration plus ou moins directe entre artistes et scientifiques. Toutefois, leur participation dans la sphère de la réutilisation de données diverge sensiblement. Dans le cas de Carrie Bodle, cette coopération se déploie en dehors du cadre mis en place par les dépôts de données. En effet, elle collabore directement avec le scientifique Philip Erickson, qui travaille sur un modèle empirique construit à partir de données récoltées par l’équipe de l’observatoire Haystack. Bodle et Erickson n’ont donc nul besoin d’aller fouiller dans des dépôts en ligne pour élaborer le projet. Dans le cas de Atmospherics / Weather Works, le point de départ du projet est un ensemble des données historiques reliées aux deux tempêtes étudiées, ce qui indique que Glenn Van Knowe et Andrea Polli réutilisent des données déjà existantes. Pour les besoins spécifiques de l’œuvre, Van Knowe crée une nouvelle simulation à partir de ces données de départ. Ces nouvelles données permettent, dans un contexte de recherche-création, la formulation de nouvelles questions et la production de nouvelles expériences artistiques.
L’accessibilité aux données de recherche étant un enjeu sociétal grandissant, on peut imaginer que leur réutilisation est une démarche qui gagnera en importance. Alors que Guillaume Boutard (2020) a questionné les pratiques actuelles de réutilisation de données dans les processus créatifs, depuis la perspective des sciences de l’information, pour en comprendre l’impact théorique sur la curation de données, nous les étudions ici depuis une perspective de recherche-création. La réutilisation de données nous semble en effet un terreau fertile à explorer pour en étendre autant le cadre pratique que théorique. Une question qui se pose de ce point de vue est celle du rapport plus large entre pratiques de réutilisation de données et processus artistiques et de leur apport respectif : est-ce qu’un processus artistique générant ses données de manière autonome peut participer à l’écosystème de la réutilisation de données? Plutôt que de considérer la réutilisation de données en art comme un processus qui dépend de données extérieures au dispositif artistique, cette proposition permet d’ouvrir à un art qui interroge la nature des processus computationnels qu’il génère. Il s’agit là de considérer l’exploration artistique comme une forme de recherche qui génère des résultats, lesquels les artistes peuvent réutiliser dans leurs propres projets, mais aussi partager à une communauté artistique qui pourrait les réutiliser. En s’inspirant de l’écosystème de la réutilisation de données, il est possible d’entrevoir une variété de pratiques artistiques nouvelles, composées de réseaux d’œuvres liées par les données qu’elles utilisent et supportées par des procédures de curation de données. Ainsi, on peut imaginer : une œuvre qui utilise les données qu’elle produit elle-même en temps réel; une œuvre générant un ensemble de données qui seraient ensuite réutilisées dans corpus d’œuvres subséquentes; une chaîne d’œuvres dont chaque nouvelle instance reprend les données générées par la précédente; un réseau d’œuvres qui s’envoient et réutilisent les données qu’elles recueillent en temps réel; etc.
La mise en relation de la réutilisation de données et de la sonification a le potentiel de faire émerger une pratique artistique féconde, ancrée dans cette compréhension du monde que nous offrent les données de recherche.
Remerciements
Nous tenons à remercier chaleureusement Carrie Bodle et Andrea Polli.
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