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Volume : la dernière  frontière ?

Que durant le dernier demi-siècle le champ recouvert par la « musique » se soit étendu, ou plutôt que la dénégation du musical à nombre d’événements sonores se soit raréfiée, est une évidence ; à une acceptation de sons autrefois jugés non-musicaux — percussions, sons concrets, électroniques, sons trouvés, glitches — s’est ajoutée celle de structures inhabituelles, algorithmiques, aléatoires, indéfinies, voire de l’absence totale d’une structure décidée : présenter comme pièce musicale à part entière un field-recording dépourvu de quelque manipulation que ce soit, ni mixage, ni post-editing, ni concept, ni même notion d’auteur, n’est certainement plus une chose surprenante, ni incongrue.

Certainement la musique noise — ou, plutôt que de parler de ce qui pourrait être perçu comme un genre musical, disons la musique utilisant largement des bruits, ou des sons complexes, des agrégats, dans lesquels la notion de hauteur est difficile à percevoir — cette musique donc a largement contribué à élargir les frontières de ce que l’on nomme musique : entre les charbons brûlants de Iannis Xenakis, les amas sonores électroniques de Lasse Marhaug, les vibrations du pont de Brooklyn de John Hudak, ou les glitches digitaux de Yasunao Tone, la notion de ce que la musique est, et peut être, a largement changé, modifiant par là même l’idée de beauté, ou sa perception.

Associant une représentation sonore au discours musical, (ce qui n’est aucunement une idée inéluctable), échappe pourtant à cette vision quasi-idyllique du « tout est (potentiellement) musique » une donnée qui est pourtant fortement liée à la perception musicale — à savoir le volume. Le volume, ou plus exactement le niveau sonore auquel on donne à entendre.

Bien évidemment le reproche est le plus souvent fait au volume « trop fort », celui qui empêcherait la bonne perception de la musique, celui qui ferait mal, qui mettrait notre santé en danger, tout du moins notre ouïe : agression gratuite et dangereuse. Bien que les mêmes reproches, ou leurs exacts négatifs, allant parfois jusqu’à des critiques ne relevant pas de l’esthétique, mettant en cause jusqu’à des comportement dictatoriaux, soient également adressés à des musiques extrêmement silencieuses, comme celles du mouvement « Wandelweiser », comme celles des compositeurs Radu Malfatti ou Antoine Beuger ou encore certains improvisateurs japonais, c’est la notion du « trop fort » que je trouve la plus troublante, sans doute parce que je la crois issue de peurs, ou plus simplement parce qu’elle compromet ce trop beau consensus d’un monde musical totalement ouvert.

La question d’un vrai danger physique, générateur de surdité, premier reproche, première raison invoquée, paraît bien improbable pour qui connaît et fréquente les lieux de diffusion, de présentation de la musique : dans le circuit dit « underground », les moyens économiques ne permettent généralement pas même de songer à un système de diffusion puissant — en tout cas rien qui puisse rivaliser avec une quelconque soirée technoïsante, celle-là même à laquelle se rendra la grande majorité des programmateurs et exégètes musicaux, qui pourtant dès le lendemain gloseront sur les prétendus dangers d’un ampli de 100 watts. Le matériel de sonorisation dont dispose le musicien travaillant dans les champs des musiques expérimentales ou noise est généralement sous-dimensionné, voire ridicule, si on le rapporte à celui utilisé pour des musiques plus « mainstream ». En revanche, dès que cette musique peut se jouer dans des salles plus grandes, par définition plus institutionnalisées, il est évident que le lieu lui-même, ses représentants, vont vouloir être en accord avec la loi et ne pas dépasser la pression acoustique permise. J’ai ainsi pu voir un stagiaire de l’Ircam passer un mois entier à surveiller — en répétitions, qui plus est — que je ne dépasse pas le niveau permis, ou des régisseurs de divers théâtres vérifier, à l’aide de sonomètres, que ma musique reste bien dans la légalité. Il est amusant de constater qu’aussitôt que l’on utilise un instrument de mesure (sans changer le son produit, bien entendu) les impressions des uns et des autres sur la puissance déployée s’estompent — ce qui ne les empêche pas, bien sûr, de continuer à affirmer que quelque chose ne va pas.

Oui, la perception du volume est subjective, et pour deux sons de volumes objectivement égaux, on va trouver celui-ci plus fort que celui-là. Mais pourquoi?

La réponse est à chercher dans le refus de certains sons, timbres, et, par conséquent, musiques. Le refus de l’inconnu, qu’il n’est plus possible, au risque de perdre son élégance, de nommer laideur, induirait la référence à la donnée de volume — de volume excessif. Supposition bien sûr… Mais comment ne pas voir là, sous cette accusation, qui est trop récurrente et à la fois trop seule à être invoquée pour ne pas être douteuse, réapparaître subrepticement, une incapacité à écouter d’autres choses, et surtout à écouter autrement — ou, plus généralement, le bien connu, l’éternel misonéisme?

Une expérience personnelle importante, ou comment j’assistai, il y a une dizaine d’années, à un concert du groupe japonais CCCC (Cosmic Coincidence Control Center) dans un club de Kyoto… Pas d’introduction, pas de montée — soudain, un flot de textures sonores, d’énergie, qui ne parlaient pas tant aux oreilles qu’au corps tout entier : se sentir comme enveloppé, comme littéralement soutenu par une matière invisible et sonore sur laquelle on pouvait presque s’appuyer. La musique était-elle forte? Certainement. Mais forte aux oreilles? J’en doute — en tout cas bien moins agressive (ou dangereuse) à mes oreilles qu’un concert de rock dans une salle moyenne, ou qu’un banal tube diffusé en boîte. Une question de choix, certainement, mais de part et d’autre.

La qualité d’abandon, d’abandon de soi, semble être bien plus nécessaire à l’appréciation d’une certaine musique d’aujourd’hui que le port de protections auditives. Au moment où la musique devient autre chose qu’un événement uniquement sonore, où, sans nécessairement nier le sonore, elle s’adresse à d’autres sens ou se donne aussi par d’autres voies, il faut une disponibilité autre, des moyens perceptifs autres que ceux nécessaires à l’appréciation de l’art de la combinatoire des hauteurs.

En décembre 1997, je participai, au Japan Foundation Hall de Tokyo, au concert du « Senssurround Orchestra » — Meltdown of Control : 3 heures 30 de flot sonore ininterrompu, produit par un ensemble comprenant entre autres Zbigniew Karkowski, Merzbow, Dror Feiler, K.K.Null, CCCC, Atau Tanaka, Edwin Van Der Heide, d’autres… A la fin, la même impression de flottement, tant pour moi que pour les spectateurs — et, oui, d’une forme de béatitude. Une expérience autre, qui est certainement musique — il ne s’agit pas d’expérimenter scientifiquement les réactions du corps, pas plus que de tester un concept — mais musique autre, et qui demande, autant qu’une présentation sonore nouvelle, une écoute, ou perception, nouvelle.

Une utilisation pertinente du volume comme partie de la grammaire compositionnelle peut certainement ouvrir à des perceptions musicales nouvelles, voire à des musiques nouvelles — en fait, il ne s’agit de rien d’autre que d’accroître le champ des possibles, tout comme l’emploi de percussions ou de sons électroniques a permis de changer les visages de la musique dans les années 30 ou 50. Bien évidemment, il s’agit d’ouvrir les possibles tant vers le haut, le fort, que vers le bas — l’imperceptible.

Dans mon propre travail de compositeur, intuitivement, de manière peut-être naïve, rien qu’à considérer la réticence, le rejet que la question du volume pose, alors même que je n’ai jamais utilisé le volume pour le volume, en un geste de provocation, mais toujours comme une donnée musicale choisie — et bien évidemment toujours « subie » par moi en premier lieu (une sainte horreur de musiciens jouant fort et protégeant leurs propres oreilles — ou comment se nier soi-même!) ; j’y vois une promesse énorme. Promesse annoncée par la peur que cette donnée dégage chez certains — une telle méfiance peut être annonciatrice, à son insu, de merveilles inconnues, de territoires inouïs.

May 2007

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