Entrevue avec Steve Heimbecker
Une entrevue avec Steve Heimbecker, réalisée à Montréal le 30 novembre et le 1er décembre 2004, par Vincent Bonin.
The following two part interview was originally commissioned for Steve Heimbecker’s Songs of Place book and 2-DVD 5.1 box set (2005). It is re-printed in eContact! 9.2 with the generous permission of the interviewer, Vincent Bonin, and the co-publishers OBORO and Qube Assemblage, Montréal.
Copies of the Songs of Place box set, with articles by Anna Friz, Barry Truax, F. Scott Taylor, Christof Migone and Steve Heimbecker can be ordered from DIFFUSION i MéDIA and ABC Art Books Canada. Stereo audio excerpts of Heimbecker’s Songs of Place compositions can be found on CEC’s Sonus.ca and on Musicworks #94 (CD).
Traduction: Colette Tougas.
Première partie — le 30 novembre 2004
Peut-on rapprocher Songs of Place des paysages sonores créés, entre autres, par R. Murray Schafer?
J’ai eu la chance de faire partie d’une exposition dans le cadre du premier colloque consacré à l’écologie acoustique, qui s’intitulait The Tuning of the World, à partir de l’important ouvrage de R. Murray Schafer datant de 1977. (1) J’utilisais déjà des systèmes sonores multicanaux dans des environnements naturels. Je conçois l’écologie acoustique comme une manière d’être critique envers la forme et le son de (liés à) l’architecture d’un environnement donné. C’est en quelque sorte avoir des outils qui permettent d’être critique. Je préfère ces outils aux outils musicaux parce que ces derniers n’enveloppent pas ou n’incluent pas la tonalité et la spontanéité des environnements acoustiques : le temps réel, le hasard. Après des années de travail, je ne suis même pas assuré que les événements sonores dans l’environnement se produisent de façon aléatoire. Il y a définitivement du rythme et de la répétition. J’ai donc appris à écouter différemment.
Ainsi, quand j’écoute et quand je produis, j’envisage ces architectures avec un autre type de reconnaissance de motifs que celui qu’on identifie à la musique. Il s’agit d’une sorte d’enveloppe périodique de répétitions. Et je crois que nous (les écologistes sonores et moi-même) avons ces choses en commun. Par contre, notre manière d’aborder et de manifester nos explorations peut être fort différente.
Décris brièvement la série de concepts à l’origine du montage alterné des plans audio et vidéo dans Songs of Place.
Comme tu sais, je suis fasciné par l’idée de la quadrature du cercle, et la quadrature du cercle est liée à un concept de proportions. Ma première relation avec cette idée est survenue alors que je lisais des textes sur l’alchimie, (2) mais il s’agit également d’une représentation architecturale des proportions. Quand j’ai commencé à travailler avec la conception sonore à huit canaux, j’ai été vraiment frappé par le fait que l’emplacement des haut-parleurs créait essentiellement deux carrés déposés l’un sur l’autre, à un angle de 45° l’un de l’autre. Les points de ces deux carrés créaient un cercle. Ces huit points, dans le sens du cercle, peuvent se diviser comme une tarte pour y trouver un centre qui constitue le point d’écoute optimal « sweet spot » du système de son multiphonique. Ce point d’écoute est une chose que j’essaie d’identifier dans le paysage urbain lorsque je fais des enregistrements pour la série Songs of Place. Je cherche un point optimal, un endroit qui est le point central le plus évident dans l’architecture d’une ville. Toute ville est développée pendant des décennies ou des siècles par les gens qui l’ont habitée; il s’agit donc, à mon avis, d’un processus organique même s’il est systématique et mesuré. Mon idée est de trouver ce point d’écoute et d’aller vers l’extérieur avec l’idée de la quadrature du cercle, qui représente également les quatre points cardinaux et les directions secondaires. Il y a donc une grande stratification de renseignements qui est liée au système des proportions — ce qui me plaît. Je suis convaincu que, dans ce contexte, en utilisant ce type de langage, on peut vraiment prolonger les frontières de ce que peut être cette représentation, tout en continuant à avoir un terrain commun solide sur lequel se tenir dans l’œuvre. Les huit enregistrements que je fais sont tous des enregistrements sonores multiphoniques. Ils comprennent chacun les quatre directions cardinales et, lorsqu’ils sont réunis, leur montage est fait de très courts extraits. Le résultat peut parfois être déroutant, surtout l’on en est à ses premières expériences. Ce qui a été mon cas jusqu’à ce que j’apprenne à écouter.
Lorsque j’ai entamé la série Songs of Place, le premier projet (Halifax) était en fait un simple portrait audio. Donc, avec Songs of Place : île de Montréal, c’est la première fois (dans cette série-ci) que je réunissais du visuel et du sonore. (3) La vidéo est typiquement tournée sur les lieux de l’enregistrement sonore et elle est censée l’être en même temps que l’enregistrement sonore. Dans cette série de quatre, je ne prends pas la caméra pour poser un regard sur le centre de la ville ou sur son point d’écoute optimal mais je regarde vers l’extérieur avec la caméra à partir de ce point. Ce qui se déroule dans le cadre de la vidéo est ce qui se déploie dans l’espace sonore. Les vidéos donnent une référence visuelle aux occurrences de l’espace sonore alors même qu’elles bruissent et sont montées de cette manière très systématique, mais plutôt abstraite. Selon moi, elles contribuent à donner aux gens, qui font l’expérience de l’œuvre, des renseignements supplémentaires pour qu’ils s’ancrent dans le processus de compréhension de l’œuvre. J’ai essayé de rendre les vidéos non linéaires : il y a tellement de renseignements qui passent en même temps qu’il est impossible de tout saisir. La seule façon de les observer, c’est que le regardeur fasse ses propres choix de montage en se servant de son sens de l’observation, de sorte que des signaux sonores peuvent lui indiquer une image à regarder ou que des images peuvent lui faire comprendre un signal sonore. Elles sont conçues précisément pour donner les pleins pouvoirs au regardeur ou à l’auditeur. Pour moi, la démarcation entre vidéo et audio est parfois trop difficile à faire.
À l’amorce d’une pièce du cycle Songs of Place, le regardeur essaie d’établir un lien entre le plan son et le plan image, le son et sa source. Or, après un moment, cette appréhension proche de la surveillance glisse vers un mode plus contemplatif… Dans cette tranche temporelle, la vidéo et l’audio finissent par se distinguer. L’image présente un plan qui invite le discernement, la comparaison, tandis que les sons favorisent une expérience immersive, enveloppante. Ces sons n’étant jamais ici divorcés de leurs sources, la notion, en électroacoustique, de l’objet sonore (le compositeur décomposant les sons jusqu’à leur granularité) est également remise en question. (4)
Il y a très longtemps, à Calgary, un ami m’a dit : « la nature de l’amplification c’est la distorsion ». Je ne me sens pas particulièrement intéressé par l’amplification comme processus de distorsion. Je m’intéresse davantage à la synthétisation du point de vue contraire. Les idées derrière ces projets de cueillette de sons à grande échelle, qui constitue le processus de Songs of Place, ont à voir avec la synthétisation et la distillation de quelque chose de neuf à partir d’une grande marmite. C’est comme réduire un bouillon pour en faire un bon condensé. C’est ce qui m’intéresse et, dans ce processus, j’essaie également de préserver le sentiment d’un espace, qui est le vide. Mais le processus d’observation de l’auditeur ou du regardeur ne concerne pas une surveillance externe ou une surveillance considérée comme étant typique parce que, dans ce cas-ci, on regarde habituellement vers l’extérieur à partir d’un point central. Et comme c’est déjà ce que je fais, le regardeur doit se tourner vers l’intérieur parce que c’est là que la réflexion l’entraîne et non vers l’extérieur. Et en ce sens, c’est le regardeur qui est surveillé. La surveillance, c’est le regardeur devenant conscient de ses propres décisions et choix de montage lorsqu’il écoute et reconnaît différentes occurrences dans l’œuvre. Et je crois qu’il s’agit de la partie la plus importante des méditations mises en jeu par ces œuvres. À un certain moment, les auditeurs se rendent compte qu’ils sont en train d’écouter. C’est un moment intéressant pour moi.
À cet égard, le philosophe Henri Bergson distinguait le temps mesuré (le temps mathématique), livré par l’horloge et la durée, et un flux temporel appréhendé uniquement dans la conscience. (5)
C’est un champ d’intérêt que j’ai déjà exploré : l’idée du temps événementiel qui est distinct du temps mesuré. Je suis en fait désillusionné par cette norme du temps universel qui a été inventée par un Canadien. (6) Je suis un défenseur du temps événementiel. Par mes études, entre autres, sur la théorie de la relativité d’Einstein, j’ai commencé à considérer le son et la fréquence sonore comme une mesure d’un événement (le son étant une combinaison de temps et d’espace). C’est également un postulat lié au macrocosme et au microcosme de l’écoute et, en fait, à l’univers des vibrations, et à l’idée que tout vibre, des fréquences sonores et lumineuses jusqu’aux atomes, et ainsi de suite.
Il y a un emplacement dans la relativité de cette mesure, dans cette mesure vibratoire. Si nous voulons nous définir nous-mêmes à l’extérieur de l’horloge, il est possible de le faire par le son. La beauté du son dans ce cas, c’est que la réelle longueur physique des ondes sonores est tout à fait à l’échelle humaine. (7)
Dans une pièce de 1993, The Acoustic Line as the Crow Listens, tu élabores un environnement audio en captant huit sources sonores simultanément, créant ainsi pour l’auditeur (ou le visiteur) une sorte de décalque de l’environnement sonore impossible à appréhender sur les lieux de captation de ces sons. Je crois que cette œuvre utilise un procédé assez inédit pour l’époque. C’est, selon moi, l’un des exemples fondateurs d’un environnement sonore restituant la troisième dimension. (8) Tu as par la suite qualifié cette méthode de cartographie acoustique, d’« Acoustic Mapping Process ». Dérivant de ce procédé, Songs of Place permet désormais au visiteur de déplacer l’expérience du son dans un espace familier, un espace domestique. Il s’agit toujours d’une traduction des événements enregistrés vers une sorte de contenant, un médium, mais ici la galerie ne constitue pas le seul lieu de la réception…
Le décalage tonal est très intéressant dans la perspective d’utiliser des fréquences (sonores) en vue de mesurer la distance ou l’espace. Parce qu’en changeant le ton, soit vous changez l’échelle de l’environnement dans lequel le son existe, soit vous changez l’échelle de l’auditeur. (9) En ralentissant le ton, vous dilatez la forme de l’onde et, en dilatant la forme de l’onde, vous représentez un plus grand espace (et diminuez l’échelle de l’auditeur). Dans Acoustic Line, l’espace était réduit, il s’agissait donc d’une variation sur le décalage tonal. Si l’espace et le temps sont égaux ou manifestés simultanément, il ne s’agit alors que d’une version différente du décalage tonal, mais ce que cela produit, c’est un changement d’échelle chez l’auditeur. Dans cette œuvre précise, il était également fascinant de réaliser que l’échelle de l’auditeur pouvait être changée. En changeant cette échelle pour qu’il traverse soixante-quatre pieds — soit l’échelle de la maquette — en moins de 5,5 secondes (ces 5,5 secondes sont importantes puisqu’il s’agit de la vitesse du son sur un mille), l’échelle de l’auditeur devient telle qu’il peut, de façon conceptuelle, voyager plus rapidement que la vitesse du son parce que le mille acoustique a été à ce point réduit. Mais il s’agit vraiment d’un décalage tonal, d’un effet de décalage tonal. Je me souviens de cette œuvre également en tant qu’artiste visuel : arriver dans un espace d’exposition et être terriblement intimidé par mon propre processus, par le fait que j’accrochais au plafond des haut-parleurs que j’avais moi-même réalisés. Il n’y avait rien d’autre dans cet espace gigantesque. Ainsi, l’architecture de cet espace de galerie et celle de ma création étaient autant sous-entendues que créées. Et je trouvais cela tout aussi fascinant.
Il semble que, dans cette pièce, le son procure une expérience plus directe de l’espace, qui ramène des données du site à un mode phénoménologique.
Oui, bien sûr, et encore une fois, cette œuvre avait beaucoup à voir avec l’architecture de l’espace ; il s’agit donc d’un espace architectural, d’un espace sculptural et d’un espace immersif. Les haut-parleurs sont conçus comme un corridor, ils sont comme un rayon. Ils sont placés à exactement huit pieds du sol, à huit pieds de distance les uns des autres, à huit pieds de largeur. Le corridor fait huit fois huit fois huit (huit par huit par soixante-quatre). J’ai continué à me servir de cette proportion dans mon travail et je continuerai à le faire, j’en suis certain. Franchir la prochaine étape de la dimension créative et revenir à l’idée d’un univers dilaté réduit à un plus petit univers sont des problèmes de résolution. Si vous prenez un objet, peu importe son mode d’enregistrement d’origine, et que vous en réduisez l’image, sa résolution deviendra de plus en plus dense. Il s’agit d’une stratégie que j’utilise depuis le début de ma pratique : augmenter la densité de la résolution en regardant grand et en rejouant petit.
Dans un autre contexte, tu évoquais le leurre de la répétition d’une occurrence sonore. (10) On peut observer un phénomène semblable avec l’image : multipliée dans un même espace, chacune de ses occurrences est singulière et constitue donc un supplément de sens.
C’est comme un écho et, en fait, je ne crois pas seulement à l’illusion de la répétition. Lorsqu’on regarde son environnement, on a souvent l’impression de revoir la même chose, jour après jour, mais ce n’est jamais le même jour. Ce qui nous ramène à l’idée de l’observateur qui change ce qu’il est en train d’observer — nous le faisons tous. Il y a donc une illusion dans la répétition. Et aussi l’idée de l’écho, autre élément que j’utilise comme le décalage tonal, parce que l’écho et la réverbération sont des représentations de l’espace. Faire résonner une image vidéo ou un son n’est pas très différent, à mon avis. Et je crois au sens de la relativité, au fait d’agrandir ce qui est petit et de devoir s’ajuster. L’écho n’est pas nécessairement relié au passé, il peut aussi être projeté (en avant dans le temps).
Deuxième partie — 1er décembre 2004
J’aimerais discuter de la non-linéarité dans Songs of Place. Bien que le montage des matériaux sonores procède généralement de la fragmentation, certains sons instaurent exceptionnellement une sorte de continuité narrative.
Quand vous enregistrez une chose, elle devient linéaire puisqu’il s’agit d’un enregistrement. Elle se joue dans le temps et l’espace. Mais ce que j’ai toujours apprécié du son, c’est la possibilité qu’il soit ou qu’il devienne omnidirectionnel. Nous faisons l’expérience du son tout autour de nous et en continu, donc, d’une certaine façon, lorsque nous choisissons de nous rappeler ou de comprendre des occurrences sonores qui déclenchent une étincelle d’intérêt en nous, nous prenons des décisions de montage en nous-mêmes à partir de cette architecture omnidirectionnelle. C’est fondamental. Une fois que cette chose est comprise, en tant qu’artiste, la question qui se pose est la suivante : comment pouvez-vous exercer un certain contrôle? L’idée est donc de couper en sections, ce qui n’est pas très différent des premiers dispositifs perspectifs et des premières machines à dessiner munis de grilles. (11) Le film de Peter Greenaway, The Draughtsman’s Contract [1982, Meurtre dans un jardin anglais], offre une excellente démonstration de ce processus. Quand on commence à parler de la résolution de cet espace omniprésent et qu’on essaie d’articuler cet espace, il faut le diviser en sections qui deviennent les pièces d’un casse-tête pouvant être remonté, dilaté, comprimé et ainsi de suite. Il s’agit pour moi d’un processus non linéaire même si l’événement s’est peut-être déroulé de façon linéaire : l’architecture même du découpage est une représentation non linéaire d’une activité linéaire.
Places-tu le principe de non-linéarité sur le même plan que les phénomènes aléatoires?
Je ne suis pas convaincu de l’existence de l’aléatoire. Et je dis cela en lien avec la question de la résolution, de la résolution et de la compréhension. En réalité, si nous pouvions vraiment comprendre tous les facteurs qui simultanément motivent et influencent les autres, y verrions-nous une structure ou de l’aléatoire? Je ne suis pas convaincu qu’il s’agit d’aléatoire. Je crois qu’il se produit une causalité, qu’elle est programmable, programmée et prévisible. Mais sa résolution se fait à une magnitude telle qu’il n’existe virtuellement aucune manière de vraiment la comprendre autrement que comme étant de l’aléatoire. Mais la physique moderne fournit certainement les preuves de phénomènes qui ont été décrits à travers les siècles comme étant de la magie ou des occurrences rituelles, et de cas de synchronie, dont C.G. Jung a parlé, quand des réponses surgissent au même moment sur différentes continents. Qu’est-ce que ça signifie? Je ne parle pas de l’« effet papillon ». Je crois qu’en faisant la division du monde omnidirectionnel, en tentant de le ramener en sections et de l’analyser, j’en suis venu à des concepts qui s’appuient sur l’idée de multiples machines simples. Cette complexité repose vraiment sur la multiplicité de la simplicité. Je ne crois pas que c’est magique, je ne crois pas que c’est étrange. Je crois qu’il s’agit d’une question de résolution, de résolution et de réception. La résolution consiste également à avoir la bonne lentille pour observer une situation donnée. Bien sûr, si l’on regarde les choses en détail, de façon très rapprochée ou serrée, on exclut probablement beaucoup d’autres renseignements. Dans nos contraintes temporelles, dans nos manifestations spatio-temporelles ou nos existences, je crois que la réalité a vraiment à voir avec des points de convergence et que ces points, tout en étant non linéaires, ne sont pas nécessairement isolés les uns des autres. J’aime un bon récit ; il n’y a pas de mal à ça. Je ne suis pas contre ce modèle de représentation, mais je suis très intéressé par ces foyers de convergence et par la façon dont nous y arrivons, qui est très non linéaire. Ce qui ne signifie pas qu’elle soit sans lien ou aléatoire.
On compare souvent le mouvement lumineux des tiges dans Pod (l’une des manifestations physiques du logiciel Wind Array Cascade Machine) aux épis balayés par le vent. Tu acceptes cette interprétation métaphorique, mais ton dispositif (le logiciel) est avant tout un outil de visualisation produisant des modèles variés et abstraits d’un phénomène en soi invisible.
Pour être honnête en tant qu’artiste, le chemin le plus important dont je dispose c’est mon propre processus. Si l’on suit le chemin logique que je présente ici, on y trouve l’idée d’un univers vibratoire, l’idée de mesurer le temps/l’espace ou le temps événementiel à l’aide de vibrations, et de le mettre en relation avec la théorie de la relativité où la masse d’un objet occupe une position dans la relativité de son espace, de sorte que l’individu est très bien défini et ne peut être absolument autre chose qu’un individu. Et sa constitution n’est pas qu’une masse, mais aussi la façon dont cette masse se déplace dans l’espace. Ceci a un effet sur tout ce qu’il comprend, tous les points de convergence qu’il a eus, puisque tout, jusqu’au moindre milligramme, est légèrement différent chez chacun. On ne peut pas faire autrement qu’être différent. C’est la seule manière possible. Dans les langues, dans les systèmes et en architecture, nous établissons une sorte de réalité consensuelle. Je crois que la réalité est consensuelle. Nous sommes tous à la fois consommateurs et projecteurs de réalité. Elle est donc flexible, il n’y a pas de position qui puisse être hiérarchique. Alors, si les gens veulent comprendre mon travail par la métaphore… Je crois que c’est ainsi que nous comprenons nos vies de toute manière. Nous aimons faire des analogies ; notre vie durant, nous faisons des affirmations métaphoriques pour créer des liens entre toutes les parties de notre existence. C’est très rare, en tant qu’adulte, qu’on se dise : C’est une nouvelle situation, je n’ai jamais vécu ça. Ce point de départ peut être intéressant pour produire une œuvre qui, l’espace d’un moment, peut entraîner quelqu’un là où il n’est jamais allé — ce qui entraînerait certainement de nouvelles métaphores, de nouvelles analogies. Ça me convient. Cette chose que nous appelons la réalité — nous la faisons tous ensemble.
Mais tu imagines un regardeur idéal ?
Un regardeur idéal?
Ou un auditeur idéal… quelqu’un qui disposerait du savoir adéquat pour appréhender l’œuvre selon le programme que tu y aurais investi?
C’est moi!
C’est toi?
Oui.
Dans les Songs of Place, tu sélectionnes un lieu qui représente pour toi le centre de la ville. Les quatre ou huit points de captation du son, qui sont également des sites, dérivent de ce choix. Au final, ces lieux choisis par ton système s’éloignent souvent d’images significatives de la ville (ils sont même parfois semblables d’une ville à l’autre). Donc la notion d’auteur (comme sujet faisant des choix esthétiques) est ici, en quelque sorte, mise à mal par le système employé…
Il s’agit d’une question très contemporaine. Pour moi, un des grands enjeux de certains des compositeurs électroacoustiques ou modernes a été la partition, et l’œuvre est donc une partition. Et ce qui résulte de la partition, c’est une autre œuvre d’art unique à un moment particulier dans le temps et l’espace. Mais c’est en sachant que, même si vous suivez la partition de très près, même si elle est extrêmement précise, elle ne peut jamais être répétée exactement. Et c’est quelque chose qui s’apparente à un nouveau réveil. La capacité de répéter une chose est essentiellement impossible. On retourne alors à la question du processus. Lorsque j’invente mes règles, il s’agit fondamentalement d’une partition.
Donc, il y a toujours une part de choix dans cette méthode systématique de production d’occurrences. Par exemple, la distribution des images vidéo sous forme de grille ne dépend pas uniquement d’une décision d’ordre graphique ou esthétique, n’est-ce pas?
Mais elle a lieu dans le contexte de la partition. Si mon lieu dit que je dois me tenir dans un tunnel et que je sais que je n’obtiendrai pas des sons intéressants, je fais une modification. En ce qui me concerne, c’est mon droit en tant qu’individu (artiste)… Je fais donc des choix qui modifient les règles en cours de route. J’aime ce processus d’invention de règles, cette façon d’être à la fois aussi restrictif et ouvert que possible. Je préfère penser que l’art c’est la vie, et je construis donc des chemins qui prolongent ma propre vie en tant qu’artiste.
Par contre, je ne crois pas qu’il soit possible de faire de l’art sans propos délibéré. Oui, toute manifestation peut être belle, mais la beauté ne fait plus partie de la production artistique depuis longtemps.
Peut-on ainsi tracer un lien entre la manière dont tu définis le continuum art-vie, et une certaine conception du silence qui s’affirme dans ton travail?
Je crois que le silence est simplement contextuel, comme le son. Les questions de signal et de bruit, par exemple, sont comme des mauvaises herbes dans un jardin. Si la plus belle des orchidées se trouve au milieu de votre pelouse, est-ce une mauvaise herbe? C’est contextuel : le silence et le son sont des mécanismes qui nous aident à trouver des définitions, une sorte de résolution dans l’articulation de notre réalité. Je crois qu’ils sont interchangeables. Quand j’ai étudié en arts visuels, la première chose qui m’a fasciné c’est l’idée de la ligne de contour, l’idée d’un espace négatif. Pour tracer les lignes de ce bureau, par exemple, il y a deux façons de faire. On peut tracer cette ligne à partir du bureau lui-même : c’est le bureau qui est l’objet. Ou on peut la tracer du point de vue de l’espace lié à cet objet. J’ai toujours pensé que nous avions tendance à accorder plus de valeur à l’objet qu’à l’espace. Mais ils sont en fait égaux, ils occupent une place égale. Une stratégie que j’ai donc développée il y a plusieurs années, c’est de souligner l’espace négatif d’un objet et non l’objet lui-même. On obtient une représentation similaire de l’objet, mais en l’observant de l’autre côté. Et ça, pour moi, c’est le silence, c’est une partie de ma définition du silence.
Il ne s’agit donc pas de la présence et de l’absence du son?
Non, pas nécessairement. Il s’agit de binaires qui créent un point au milieu.
Tu te disais engagé dans des décisions esthétiques… De nouveau, je ramène cette notion d’éclipse de l’auteur… John Cage utilisait le hasard comme déclencheur d’événements servant par la suite de matériaux. Les tenants de l’art conceptuel poussent d’un cran cette logique en considérant qu’un système ou une machine produit des énoncés indépendamment des choix de l’artiste. En formulant des règles qui deviennent la structure de tes œuvres, (12) te places-tu à la suite de ces expériences? Te vois-tu plutôt comme un artiste s’exprimant, l’œuvre étant une manifestation de tes décisions?
Oui.
Une expression?
Une expression, certainement. Parce qu’elle ne serait jamais la même si j’essayais de la refaire.
Mais il n’y a pas de mythologie dans ton travail.
Non, ce n’est pas vrai.
Non?
Les systèmes que je développe concernent entièrement ma propre mythologie et ma propre histoire. (13)
On évoque aujourd’hui le phénomène d’ubiquité que rend possible la technologie.
Dans mon travail, il y a cette idée de l’omnidirectionnel et du non linéaire qui pourrait sans doute se définir comme un réseau ou une matrice. Nous pourrions revenir à la question du point de convergence et à la concentration simultanée sur de multiples points. Je crois que nous pouvons le faire. Mais ce que les gens considèrent comme du traitement multitâche est, à mon avis, une surcharge de travail qui ne mène à rien. Lorsque nous sommes consciemment attentifs et que nous vivons un flash ou un moment de déjà-vu, je crois que nous existons à deux endroits en même temps : nous avons une perception de multiples points de convergence. Je pense également que nous pouvons nous entraîner à exister dans de multiples points de convergence. La raison pour laquelle nous ne vivons pas ces multiples points de convergence, c’est que nous sommes trop occupés à objectiver et à construire notre réalité de sorte qu’il ne soit pas possible d’y échapper. Si vous souhaitez exister dans la multiplicité, vous devez simplifier les objets, les réduire à leur noyau de base et, ainsi, un outil devient un outil. Ou vous devez vous y rendre plus vite — traitement et fréquence plus rapides — ce qui nous ramène au décalage tonal, à l’espace/temps relatif et à la résolution.
Plusieurs artistes audio proviennent d’un milieu musical ou des arts visuels et entrent dans le circuit des galeries ou des centres d’artistes par défaut, car peu de lieux présentent ce type de propositions…
Les centres d’artistes ont répondu à l’art audio et l’ont vu comme une nouvelle forme de création. Et puisque j’ai une formation en arts visuels, cela avait du sens. Dans les demandes de bourse, je pouvais donc présenter assez facilement des arguments selon cette ligne de pensée. Mais je suis également entré dans les festivals de performance en disant que les œuvres sonores multicanaux que j’y présentais étaient performatives parce que le public, pendant qu’il écoutait, pouvait inventer la composition tout en se déplaçant entre les haut-parleurs, et que ce mouvement était performatif. Je me suis également retrouvé dans plusieurs situations (avec des galeries d’art) dans lesquelles j’ai été totalement rejeté. Le problème avec un bar, par ailleurs, c’est que si vous jouez des sons très subtils, ça ne marche pas. J’ai également fait des concerts à l’extérieur, mais le simple fait d’être dehors est déjà bruyant, c’est donc un différent type d’interaction, de relation : le ratio signal bruit est très différent. Les galeries d’art semblent relativement tranquilles, ce sont probablement les endroits les plus convenables où les artistes audio peuvent présenter leurs œuvres, sans les filtres de plusieurs bruits… non désirés. Plusieurs artistes audio apprécient en fait ce bruit et veulent l’incorporer. Et je l’ai fait dans certaines œuvres, en ayant des microphones ouverts et en réintroduisant cette matière dans le mix, les données de sortie des haut-parleurs se combinant à l’espace sonore en direct, au fur et à mesure que l’œuvre se construit/s’exécute. (14) Donc, utiliser l’espace sonore du son pour augmenter le son de l’espace sonore… Et ceci s’introduit dans la grande boucle de « feed-back » et dans la situation de « fold-back » [repli], constituant ainsi un dispositif de mesurage en direct de l’espace (et du public) dans lequel je m’exécute. (15) Je crois que l’important est de modifier ou d’utiliser le bon cadre conceptuel qui permettra de produire et de présenter l’œuvre le mieux possible. Et ce sont certainement les arts visuels qui ont encouragé ma carrière d’artiste audio jusqu’à ce que l’art audio soit sanctionné au niveau des bourses en art (en 1989 au Canada), avant de se retrouver dans la section des nouveaux médias.
Ton travail semble se générer de lui-même. Il découle d’une matrice conceptuelle, mais les manifestations de ces concepts, leurs articulations, sont toujours singulières.
J’aimerais retourner à l’un des premiers enseignements que j’ai reçus d’un professeur en beaux-arts : il m’a dit que les artistes n’ont qu’une poignée de choses à exprimer, une poignée de questions dans leur vie. Nous devons suivre le chemin qui nous permettra d’exprimer cette poignée de questions. Ceci peut sembler au départ plutôt restrictif, mais l’exploration et la manifestation de cette exploration sont illimitées. C’est le chemin que j’ai toujours suivi.
Notes
- R. Murray Schafer, The Tuning of the World (Toronto: McClelland and Stewart Limited, 1977 ; en français Le paysage sonore, trad. de l’anglais par Sylvette Gleize, Paris : J.-C. Lattès, 1979).
- Voir C.G. Jung, Alchemical Studies (Princeton : Princeton University Press, 1967).
- En 1988, Heimbecker utilise la vidéo dans une performance intitulée « Have you ever thought to ask? » dans le cadre de Camera Obscura, une série d’émissions de télévision communautaire diffusées à Calgary.
- Pour définir ce qu’il entend par objet sonore, Pierre Schaeffer analyse l’aspect concret des sons enregistrés (leur hauteur, leur timbre) et remet ainsi à jour la dimension strictement perceptuelle de l’écoute. Voir Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux : essai interdisciplines (Paris : Éditions du Seuil, Paris, 1966).
- Henri Bergson, Le mouvant et la pensée (Paris : Presses universitaires de France, 1934).
- En 1879, l’ingénieur ferroviaire canadien Standford Fleming invente la norme du temps universel en divisant le globe en vingt-quatre fuseaux horaires. Cette norme est adoptée en 1884 par les instances internationales.
- La longueur d’onde d’une tonalité d’essai de 1khz (par exemple, la tonalité d’un téléviseur lorsqu’il n’y a pas d’émission) est d’une longueur approximative de 0,344 mètres.
- The Acoustic Line as the Crow Listens est présentée dans le cadre du colloque The Tuning of the World, à Banff, Alberta, en 1993. Rendre compte d’un environnement sonore sous la forme d’un enregistrement pose certains problèmes, car plusieurs sons surviennent simultanément dans un même site, mais constituent cependant la complexité de cet environnement. Plutôt que de présenter ces sons de façon séquentielle (sous la forme d’un inventaire), cette œuvre ajoute l’impression de la troisième dimension à leur échantillonnage linéaire. Celui qui en fait l’expérience peut déambuler dans la masse sonore diffusée, tout en expérimentant virtuellement, mais physiquement, la répartition des sons.
- La hauteur d’un son dépend de sa fréquence vibratoire et se mesure selon une position relative. Elle repose donc sur une perception avant toute subjective de l’auditeur.
- « Aucun son ne peut être répété exactement de la même manière. Pas même notre propre nom. Chaque fois qu’il est prononcé, il sera différent. Et un son entendu une seule fois n’est pas le même qu’un son entendu à deux reprises, tout comme un son entendu avant ne sera pas semblable au son entendu après. » R. Murray Schafer, « I’ve never seen a sound », Le son dans l’art contemporain canadien / Sound in Contemporary Canadian Art (Nicole Gingras [sous la dir.], Montréal : Éditions Artextes, 2004), p. 67.
- Albrecht Dürer (1471–1528) a dessiné les plans des premières machines à dessiner dans « Underweysung der Messung mid dem Zyrkel und Rychtscheyd » (1525).
- Semblant d’abord aléatoire, le procédé de montage utilisé par Steve Heimbecker se distingue d’un montage comme écriture, car il répond en grande partie des caractéristiques de l’environnement capté selon la technique du Acoustic Mapping Process. L’outil de sélection des sources (Dynamic Voltage Mapping) fonctionne grâce à des filtres de bruit qui coupent automatiquement certains sons pour que d’autres puissent se manifester. Puisque le ratio son bruit est équilibré grâce à ce procédé, l’auditeur peut discerner des unités récurrentes dans une masse sonore complexe. Heimbecker réussit ainsi à créer une sorte de découpe audio du lieu, d’où le titre, Songs of Place, qui présente l’environnement comme le médiateur de sa propre représentation (le lieu produit effectivement son chant propre).
- Dans cette histoire, depuis les années 1980, Heimbecker a connu de rares moments d’extrême perturbation personnelle lors de concerts trop forts ou trop rudement mixés. Lorsque cela se produit, Heimbecker commente ainsi : « Je dois sortir de la pièce et me défaire de ces vibrations qui sont en moi, parce qu’elles me sont physiquement déstabilisantes. Je peux être indisposé et même devenir malade, ce qu’une infection de l’oreille interne, que j’ai eue au début des années 1990, a intensifié. À ces rares moments, mon équilibre est affecté, ce qui fait basculer mon univers pendant plusieurs minutes. »
- Andres Bosshard, un compositeur suisse qui assistait au colloque The Tuning of the World à Banff en 1993 avec Heimbecker, a initié ce dernier au terme de « sound sailing » [navigation sonore] qu’il utilise dans sa propre recherche.
- Les compositions de Steve Heimbecker, Tic Talk (1993) et Drip Doodle (1995), fonctionnent selon un tel procédé. Elles sont toutes deux incluses dans l’anthologie des œuvres de l’artiste : Steve Heimbecker : anthology: The Enormouslessness of Cloud Machines (Québec : Ohm éditions, 1998).
Credits
All photos of the artist © Steve Heimbecker and used with permission.
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