[CD]
Gilles Gobeil — Dans le silence de la nuit (2001)
Gilles Gobeil — Dans le silence de la nuit (1995, 97, 98, 2001 / 49:45)
empreintes DIGITALes / Diffusion iMéDIA, 2001
http://www.electrocd.com/en/cat/imed_0155
Dans dans le silence de la nuit il y a quatre pièces sonores dont trois tournent autour d'œuvres littéraires préoccupées par la notion de passage. Mais déjà, la première pièce, intitulée Derrière la porte la plus éloigée (12m01s), nous amène à traverser un univers étrange, onirique, fait de lapsus, de télescopages, de syncopes et de stases singulières. Car toute l'œuvre de Gilles Gobeil nous fait circuler dans les méandres libidineux de l'inconscient comme à travers un rêve où la perte du soi correspond au sommeil de la raison. D'où le choix d'un passage lu par la belle et chaude voix du comédien Marc Béland, et tiré du roman Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. Ce Projet Proust (13m17s), qui avait été commandé par Radio-Canada, et diffusé à l'émission « Le son électrisé » réalisée par Georges Nicholson, a été retravaillé en 2000-01 et présenté dans le cadre des concerts « Rien à voir » produits par les membres du groupe Réseaux (fondé en 1990), dont Gobeil est l'un des instigateurs, aux côtés de Robert Normandeau et de Jean-François Denis.
C'est donc une pièce donc la vocation première fut à caractère radiophonique, et la seule de l'album qui comporte un texte lu. Mais la lecture s'insinue dans le parcours sonore comme un père se penche le soir sur le lit de son enfant et lui raconte une histoire pour s'endormir. Nous voilà bientôt, auditeurs, transportés d'un bord à l'autre d'un univers halluciné, bercés par les vagues refoulantes et vertigineuses d'un espace où les contraires se rencontrent, se fracassent et finissent par s'annuler dans des stases proches du réveil. C'est à se demander si on est véritablement tombé endormi pendant l'écoute de ce disque (mais cela n'est aucunement un défaut). Car il y a chute, et de multiples fois; mais les lancées vrombissantes et ahurissantes des attaques sonores nous font perdre tout équilibre, tout repaire : ces traversées soudaines se font toujours sur le mode du « véhicule », que ce soit par le bruit d'un ascenseur qui ne mène nulle part, comme dans Nuit cendre (1995), la dernière pièce de l'album, ou par l'enregistrement retravaillé du bruit du vaporetto à Venise, dans Derrière la porte la plus éloignée (1998). Autre métaphore du passage : la porte, utilisée comme un point de rupture.
Chez Gobeil, la métaphore est bel et bien vivante, elle s'inscrit dans le corps de l'auditeur qui devient réceptacle : proprioception et intéroception (1) sont les leitmotives de ce voyage singulier. Pas d'espace social (extéroception), bien que les notions de distance sont largement exploitées, pour signifier des fragments d'espaces accollées les uns aux autres par des vases communicants, comme des bulles. Les échos variés distinguent ces espaces, allant du proche au lointain, mais nous restons dans des univers clos : ceux propres au rêve, comme à la mort. Les enregistrements, qu'on discerne facilement, demeurent pourtant toujours anonymes et empreints d'absence humaine, mis à part le bruit de quelques pas; mais s'agit-il des pas d'un autre, ou de ses propres pas? Qui est là? Ce qui a été, dirait Roland Barthes, pour nous rappeler que l'enregistrement (dont la photographie) est indéniablement lié à la mort. Ou peut-être que les pièces de Gobeil sont-elles une façon d'apprivoiser la mort, de la conjurer, comme le font les adolescents lorsqu'ils se lancent tête première dans les montagnes russes des manèges forains. Embargo sur la nuit, en tout cas, dans Nuit cendre (12m19s), qui s'inspire des images souterraines du Voyage au centre de la terre (1864), de Jules Verne. Ce qui était du futur devient érodé; la machine, jadis emblème du progrès, se met à mugir en des cris affolants et nous renvoie irrémédiablement dans les méandres du souvenir et de la mémoire, comme si nous y étions, comme Proust décrivait si bien cette mémoire dans La recherche du temps perdu.
Autre science-fiction : la pièce Point de passage (1997; 11m46s), qui se veut une adaptation du roman The Time Machine, de H.G. Wells. Toutes ces pièces nous font entrevoir, contrairement à celle inscrite dans la compilation DISContactII!, la notion de durée, qui ne se veut ni programmatique ni sérielle, mais systématique : elle ne s'appréhende que par l'écoute de l'ensemble de l'œuvre. En fait, le temps dans le travail de Gobeil ne s'inscrit pas dans une mathématique quelconque, mais par l'expérience musicale de l'œuvre, par son écoute à travers le corps, par les phénomènes et les affects qu'elle suscite à travers l'auditeur. C'est un temps de la mémoire, une archéologie de l'émotion et du rêve, qui, bien qu'articulé en une dualité modulaire (on passe d'une stase à une extase, d'un paradoxe à un autre), se construit lentement en couches opaques et malléables, à l'images des textures multiples qui teintent chaque émission sonore : mouillé, métallique, flamboyante, éclatante, hurlante, grinçante, apaisante, etc.
Ayant à son actif de nombreux prix internationaux, Gobeil vient d'une génération qui a désormais très bien maîtrisé les moyens techniques de l'électroacoustique, tel que le décrit son confrère Robert Normandeau dans un entretien réalisé par Christian Zanési, et publié sur le site d'eContact: « On est arrivé à une époque de maturité, parce que les premiers enseignements proposés au Québec ont eu lieu il y a une quinzaine d'années déjà. Donc la première génération d'étudiants est maintenant une génération de compositeurs professionnels, qui à son tour enseigne et qui doit aussi trouver sa place dans le paysage de la musique électroacoustique au Québec, au Canada, et aussi dans le monde. Ce sont des gens qui circulent pas mal et qui peuvent situer leurs oeuvres dans l'ensemble de la production mondiale. Il n'y a plus le prétexte de la nouveauté, il n'y a plus l'alibi de la difficulté de faire cette musique au Québec parce que les choses sont bien établies et bien organisées. Il y a des concerts, des associations, des échanges, des programmes à la radio et il faut donc maintenant que les musiques se fassent. () Les compositeurs de ma génération ont grandi avec la musique rock, c'est une origine importante et ils ne la renient pas. Ils ne viennent donc pas exclusivement de la musique savante, de la musique classique ou de la composition instrumentale, et la plupart, mais pas tous, sont passés directement du rock à la musique électroacoustique. Donc les studios sont souvent à cette image, c'est-à-dire très baroques avec toutes sortes de moyens qui sont glanés à droite et à gauche. Souvent des moyens très simples d'ailleurs, mais qui permettent justement de travailler le son enregistré acoustiquement. »(2)
Gobeil est aussi issu d'une école dont la formation s'inspire de la France, par le biais des enseignements de Francis Dhomont, arrivé au Canada à la fin des années 1970, et considéré comme un des principaux fondateur de l'enseignement de l'acousmatique à l'université de Montréal. Le terme acousmatique, qui renvoie aux débuts de la musique concrète utilisant la bande, « traduit la position de l'auditeur placé en situation d'écoute et qui ne peut discerner la source initiale des sons enregistrés ». Mais Gobeil n'utilise nullement la sonorité pour la sonorité : il l'élabore dans un champ sonore protéique et qui fait appel à tous les autres sens, dont la mémoire; aussi les sons qu'il utilise ne sont pas contingents, ils renvoient à des archétypes, des sensations vécues de tous, d'où leur universalité. Ce ne sont pas des sonorités pures; ce sont plutôt des bruits, et ces bruits nous font vite découvrir la valeur absolue du silence, qui jamais ne s'exprime réellement dans les stases et les ralentis de chacune des pièces, mais vers lequel l'auditeur tend, tend l'oreille, tend le corps et la mémoire, vers les origines qui se dérobent continuellement dans des glissements fulgurants et rapides comme la lumière, et sombres comme dans dans le silence de la nuit, le sommeil engendre souvent des monstres : à être écouter absolument par des personnes ayant atteint l'âge de raison.
Notes:
1 - Consulter le texte de Jocelyne Lupien intitulé « Perception polysensorielle et langage pictural », in revue Degrés, Bruxelles, no. 67, 1991, pp. a1 à a17.
2 - Guérin, François, tiré de « Aperçu du genre électroacoustique au Québec », in revue Circuit, vol.4, Presses de l'université de Montréal, 1992, et sur le site d'eContact 3.4, 2000.
Charlaine Gratton - charlaine.gratton@sympatico.ca
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