Éditorial
Les discussions théoriques portant sur des pratiques électroacoustiques et d’art sonore pour médium spécifique s’appuient souvent sur des œuvres individuelles liées spécifiquement à des médiums particuliers. En réalité, les artistes abordent cette idée à travers une réflexion plus large sur des pratiques, projets et processus souvent difficiles sinon impossibles à transposer dans un autre médium.
Comme l’évoque Jan Thoben, la notion de spécificité du médium remonte à la fin du 18e siècle dans le domaine de la peinture et a été revisitée dans les années 1960, toujours dans le champ des pratiques picturales. En revanche, les perspectives contemporaines sur ce qui définit la spécificité des médiums dans les pratiques artistiques orientées sur le son concernent toute une gamme de supports et technologies de stockage et comment ils influencent, déterminent et reflètent ce que le médium peut éventuellement « produire ». Le phonographe (et ses développements ultérieurs), que Thoben prend comme point de départ pour ses « réflexions sur la spécificité des médiums dans les arts sonores » (Thoughts on Medium Specificity in the Sonic Arts), offre un exemple de « support technique [qui] demeure ouvert et même favorise son adaptation ou sa conversion ». Les usages qui détournent les modes d’interaction attendus ou permis avec un médium artistique particulier peuvent représenter des « lieux de résistance », notamment dans le cas des « technologies désuètes ». Aussi, lorsque Christian Marclay, Roger Miller, Paul DeMarinis ou Jens Brand remettent en question les points de vue dominants sur la nature et la finalité des technologies phonographiques par la réévaluation, l’extension et la subversion de leur finalité d’origine, non seulement donnent-ils l’impulsion à de nouveaux modes d’exploitation et d’expression artistiques, mais plus fondamentalement, ils « permettent de saisir la complexité inhérente » à ces technologies.
De manière plus générale, la subversion de médium par les artistes cités, et bien d’autres, encourage et entraîne souvent la création d’« œuvres singulières en constante évolution » (Thoben). La multitude de pratiques artistiques ayant émergé de la décontextualisation, l’adaptation et l’extension des médiums est au cœur de la discussion sur les pratiques d’art sonore pour médium spécifique à laquelle ce numéro d’eContact! est consacré.
Médium technologique
Il n’est pas difficile de voir, rétrospectivement, comment certains objets et certaines pratiques technologiques ayant vu le jour au siècle dernier se sont facilement prêtés à leur adaptation, au hacking et au détournement en dépit de leur conception et leur fonction d’origine. Les artistes ont réagi à leur singularité en apparence inhérente par la remise en question, l’appropriation et le dépassement de leurs capacités suggestives et leurs limitations initiales.
L’appropriation de technologies commerciales à des fins possiblement contraires à leur usage voulu est à la base de l’expérimentation de Nicolas Collins avec les lecteurs CD au début des années 1990. Ayant d’abord un intérêt pour le caractère transformatif des cultures du tourne-disque et de l’échantillonnage, il a cherché à développer un équipement moins maniable qu’il pourrait utiliser en performance à l’aide d’échantillonnage et de radiodiffusion en direct. Les développements ultérieurs de son travail ont été motivés par son désir de « contrôler le lecteur [de CD] plus directement, idéalement pour s’approcher des techniques de tourne-disque ». De tels « mauvais usages » ne nient pas l’usage ou l’intention initiale de cette technologie de la fin du 20e siècle, mais lui donnent une nouvelle vie, une nouvelle raison d’être. Lorsqu’il « détourne le lecteur de CD » (Hacking the CD Player), il confère à ces technologies un sens et un potentiel artistique que l’on ne pouvait soupçonner au stade initial de leur développement. Contrairement aux diverses formes de renouveau technologique auxquelles nous assistons actuellement, la subversion artistique était ici possible et conçue parallèlement aux développements technologiques : comme chaque nouveau modèle était toujours plus « sophistiqué » et semblait moins se prêter au détournement, Collins revenait à la charge avec des adaptations (hacks) propres à chaque appareil.
Cette forme de forage technologique dont Collins était un précurseur rend possible la découverte et la mise au jour de fonctionnalités et de possibilités qui n’étaient pas forcément apparentes — ou même souhaitées — par les fabricants. Occupant d’abord un créneau assez spécifique, les pratiques du détournement technologique (hardware hacking) sont maintenant des pratiques artistiques très répandues et sont à l’origine d’une grande diversité de propositions sonores et esthétiques. Stéphanie Castonguay redonne vie à une technologie obsolète pour la transposer dans un domaine technologique tout autre et explorer des notions de temporalité et de sens inspirées de Henri Bergson : « L’utilisation alternative de têtes de lecture de scanneurs permet une sorte d’excavation temporelle qui favorise l’élargissement de leur utilisation et permet de surmonter leur obsolescence. » Les « détournements de cellules solaires » de Castonguay servent à zombifier des technologies existantes basées sur la lumière et leur donner une nouvelle vie dans un contexte de performance DIY qui s’appuie sur l’exploration des « ondes cachées entre le son et la lumière ». Cette rencontre est à l’origine d’un nouveau langage qui s’articule dans un rapport de négociation entre le corps et la machine : l’« âme » désincarnée de ces objets technologiques zombifiés vit dans son installation performative Scanner Me, Darkly.
L’environnement et l’humain comme médiums
Là où certaines pratiques explorant la notion de spécificité du médium tendent à favoriser une approche plus réductrice et conceptuelle qui s’appuie et exploite les idiosyncrasies d’un médium particulier, d’autres impliquent une configuration plus complexe de plusieurs médiums différents. Par exemple, le lecteur CD détourné était un élément du dispositif de performance de Collins. La radio à ondes courtes est au cœur du Requiem for Radio de Amanda Dawn Christie, mais son projet comprend également une part de musique instrumentale, électronique, de support fixe et… un os de vache… Et le médium n’est pas forcément (purement) technologique pour posséder des propriétés et des capacités suggestives particulières. Il peut s’agir de l’environnement, dont les caractéristiques propres au lieu peuvent être potentiellement déterminantes pour l’œuvre à divers moments.
Par exemple, les particularités du canal parcourant les Jardins Merian à Bâle — largeur, profondeur, contour, végétation sur ses rives — déterminent non seulement la vitesse à laquelle se déplacent les haut-parleurs flottants du projet in situ Ohr-Weide — Salix aurita du collectif île flottante, mais aussi la direction dans laquelle ils se déplacent et les endroits où ils sont susceptibles, selon Lilian Beidler, de se rassembler et former des chœurs impromptus. L’utilisation du St-Alban Teich évoque le rapport changeant entre la société et le milieu industriel de Bâle. Creusé au 12e siècle pour alimenter les moulins à grains, il a par la suite été utilisé pour les moulins à eau de l’industrie du papier et de l’imprimerie et d’autres industries qui se sont développées sur ses rives. Aujourd’hui bordé d’un parc public, il fournit toujours l’électricité à quelques 1 000 foyers. Tandis que les haut-parleurs descendent le courant à travers le parc, l’univers sonore de l’œuvre attire l’attention sur le caractère artificiel de cet environnement « naturel ».
Une variabilité quelque peu imprévisible du « résultat » est une caractéristique inévitable de bien des pratiques pour médium spécifique, qu’il s’agisse d’environnements naturels, de technologies adaptées ou détournées ou de l’oreille humaine. Dans ses travaux de recherche récents, Brian Connolly utilise divers types de signaux acoustiques pour stimuler la réponse de l’oreille de l’auditeur. Il « joue l’auditeur » en « utilisant les résultats de la distorsion auditive dans le processus de composition » (Utilizing auditory distortion products in the compositional process). Les otoémissions acoustiques transforment l’oreille humaine en un médium capable de produire des sons qui ne sont pas présents dans le signal original, mais sont des sons résultants et résiduels. Depuis 2014, il a créé des pièces électroacoustiques exploitant divers phénomènes produits lorsque « l’oreille se joue elle-même ». Profitant de la disponibilité et des capacités grandissantes des technologies numériques, la pratique de Connolly offre aux compositeurs « une occasion de mobiliser plus que jamais l’oreille des auditeurs ».
Radio
Les interfaces et contextes de performance à échelle humaine pourraient être considérés comme des traits caractéristiques du travail de Kathy Kennedy avec « la radio à faible puissance et la médiation technologique de la voix » (Low-Watt Radio and the Technological Mediation of the Voice) depuis les années 1990. Lorsqu’un collectif d’interprètes mobiles se déplace tout en chantant et manipulant des radios à faible puissance au milieu d’un public qui ne s’y attend pas, les modes conventionnels de l’usage de l’espace public et de l’écoute sont subvertis; de telles performances remettent en question les structures et normes sociétales. Mais en réalisant ses promenades sonores avec radio sous la forme d’« interventions publiques de type guérilla », Kennedy cherchait aussi à « conférer aux sites iconiques du patriarcat… une présence auditive féminine organique. » Ses pièces ont « une intention politique explicite : aborder et contrer l’isolement individuel dans l’anonymat de la société urbaine. »
De nos jours, l’omniprésence et la familiarité des technologies de la radio semblent favoriser l’exploration intégrée de la démocratisation de l’accès et de la participation. Dans le travail de Kennedy, la frontière conventionnelle entre l’interprète et le public est fréquemment transgressée. De plus, l’importance d’un public participatif volontaire est largement reconnue dans la communauté internationale des amateurs de radio à ondes courtes, Dxers et pirates. L’implication de ce public à distance est en fait une composante essentielle à Requiem for Radio, une suite théâtrale de Amanda Dawn Christie pour « sculptures sonores, diffusions simultanées, performances et pirates » (Sound sculptures, shortwave simulcasts, performances and pirates).
Les pratiques sonores basées sur la radio exploitent plusieurs types de technologies allant de celles utilisées pour créer et stocker des œuvres à celles nécessaires à leur transmission et leur réception, sans oublier celles conçues pour en documenter les résultats, lesquels peuvent être fort différents des versions antérieures pour « support fixe ». Les pratiques de radio à ondes courtes imprègnent le projet entier de Christie qui se penche sur le démantèlement du site de transmission à ondes courtes de Radio-Canada International (RCI) dans l’est du Canada en 2014. Les effets spécifiques des technologies de la radio à ondes courtes et de la participation communautaire sont particulièrement évidents dans la partie de la suite intitulée Deviant Receptions. Dans une partie de l’œuvre, la composition pour cinq canaux Dead Air Requiem de Lukas Pearse est diffusée à partir de cinq transmetteurs à ondes courtes différents (dont un est une station de radio pirate) situés en des lieux différents dans le monde. Leur participation étant impossible à coordonner avec précision, des écarts temporels sont inévitables, la convergence des pistes lors de la performance en direct à Halifax (N.B.) est donc une « coïncidence fortuite » des signaux reçus sur cinq radios distinctes dans la salle. La distorsion et la présence d’artefacts sonores sont inhérentes à la propagation du son par les technologies de transmission par ondes courtes et font donc partie de l’œuvre comme telle. Les Dxers qui souhaitaient entendre la performance devaient eux-mêmes trouver un moyen de recevoir plus d’une diffusion. Après la performance, certains d’entre eux ont envoyé à Christie des rapports de réception et même des enregistrements documentant la réception de la performance. Il ne serait pas étonnant que certains de ces enregistrements soient diffusés ultérieurement par les pirates, créant ainsi de nouvelles interprétations d’interprétations existantes de diffusions originales.
Entrevues et comptes rendus
Au cours de l’entrevue de Bob Gluck avec le compositeur et artiste visuel Charlemagne Palestine, le carillonneur et hazzan devenu musicien expérimental évoque les influences multiples auxquelles il a été exposé dans le milieu new-yorkais des années 1960–1970. Il s’est plongé dans la musique indienne classique en étudiant avec Pandit Pran Nath, puis la musique électronique en fréquentant le studio de Subotnick sur Bleecker Street où il côtoyait Serge Tcherepnin et Maryanne Amacher. En haut de chez lui vivait Pharoah Sanders, de l’autre côté de la rue Charles Mingus et son voisin immédiat était Jimmy Garrison. Il n’est donc pas étonnant d’entendre Palestine déclarer : « il s’est passé des choses folles dont je ne peux m’imaginer qu’elles peuvent se produire à nouveau » (Crazy Things Happened that I Can’t Imagine Ever Happening Again).
Dans le désert de Black Rock au Nevada, le festival Burning Man rassemble une multitude de styles de vie et d’activités adhérant à des « principes sociaux visant à favoriser la participation maximale, la responsabilité sociale et le caractère immédiat de l’expérience ». Animés de l’intention de combler « la pénurie de formes plus expérimentales de musique sur la Playa » (un lieu de répit permettant d’échapper à l’assaut continuel des formes musicales à rythmes réguliers), Stephan Moore et Scott Smallwood ont proposé un programme de pièces électroacoustiques multicanax, à l’aide d’un système de sonorisation personnalisé et d’un site de leur fabrication, à un auditoire extrêmement enthousiaste et changeant. Ils relatent la genèse, la fabrication et la réussite de leur projet dans « Musique impopulaire au bout du monde : Burning Man comme site de diffusion de musique électroacoustique multicanal » (Unpopular Music at the End of the Universe: Burning Man as a venue for multi-channel electroacoustic music).
Lorsque nous abordons le concept de pratiques sonores pour médium spécifique, nous rencontrons un bon nombre d’activités et de projets impliquant plus d’un médium. Contrairement à ce que l’appellation « médium spécifique » peut suggérer, le concept peut désigner des configurations plus complexes. Il faut donc se garder de croire que ce type de pratique produit uniquement des objets artistiques singuliers liés à un médium singulier. Il est possible qu’une partie ou un aspect d’une œuvre ou d’un projet soit spécifique à un médium. Une interprétation rigide du concept de spécificité du médium serait alors réductrice.
Et comme il s’agit d’un concept, et non d’une activité définie de manière non équivoque, la spécificité du médium peut s’appliquer à une foule d’activités, comme en témoigne la diversité des propositions artistiques présentées dans ce numéro d’eContact! : de la radio à faible puissance (Kennedy) et à ondes courtes (Christie-Pearse) jusqu’à l’oreille humaine (Connolly), en passant par la Terre (Brand), un canal en Suisse (Beidler), les panneaux solaires et les scanneurs (Castonguay), les disques vinyles (Marclay et Miller) et les lecteurs de CD (Collins). Sans oublier les capacités suggestives des rouleaux de cire, lasers et autres poissons rouges (DeMarinis dans Thoben)…
jef chippewa
2 février 2020
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