Éditorial
Les directeurs des premiers studios de musique électronique au Canada ne consultaient pas des catalogues en ligne pour ensuite commander des instruments et des appareils produits commercialement lorsqu’ils concevaient ces studios; ils se rendaient Ottawa pour rencontrer Hugh Le Caine, dont les conceptions novatrices en matière d’instruments électroniques ont eu une influence importante sur les premières générations de compositeurs de musique électronique canadiens.
Bien qu’il figure dans les manuels d’histoire, le nom de Le Caine est moins connu que Moog, Serge ou Yamaha dans l’histoire et l’industrie des instruments de musique électronique. Ses créations n’ont jamais été produites de manière commerciale; elles sont restées au stade de prototype et la majorité des gens actifs dans le domaine les connaissent seulement grâce au bouche-à-oreille, à certains ouvrages et articles, ou peut-être après avoir visité le Musée des sciences et de la technologie d’Ottawa où sont actuellement conservées plusieurs de ses inventions. 1[1. Voir Gayle Young, « Hugh Le Caine: In Context, 2004 », in eContact! 6.3 — Questions en électroacoustique / Issues in Electroacoustics (2003–04), pour en savoir plus sur la vie personnelle et professionnelle de Le Caine.]
Sa vie et sa carrière ont été jalonnées d’importants évènements et changements dans le monde occidental. Né l’année du début de la Première Guerre mondiale, il a grandi à l’ère électromécanique. Après ses études, il est entré au Conseil national de recherche du Canada (CNRC) au début de la Seconde Guerre mondiale, où il a mis au point la saqueboute, un instrument considéré comme le premier synthétiseur, au milieu des années 1940. À l’aide d’un seul son-source, le son d’une goutte d’eau, il a composé Dripsody en 1955, une pièce démontrant l’utilisation de son magnétophone multipiste, la première version d’un instrument qui allait devenir un élément central des studios de musique électronique créés à l’Université de Toronto (1959) et l’Université McGill (Montréal, 1964). Peu de gens ont eu accès aux studios jusqu’au milieu des années 1960, mais le contexte a changé autour de 1966 et les studios sont rapidement devenus plus accessibles, accueillant les étudiants en petites classes plutôt que sur une base uniquement individuelle.
La croissance exponentielle de la population étudiante — au Québec, la Révolution tranquille et la création des établissements d’enseignement postsecondaire appelés cégeps ont contribué de manière importante à cette croissance — n’est qu’un des aspects des changements sociaux révolutionnaires à marquer la fin des années 1960, mais il s’agit néanmoins d’un élément essentiel de l’histoire de la musique électronique et des pratiques électroacoustiques. Kevin Austin se souvient qu’à l’Université McGill par exemple, « la faculté de musique comptait 80 étudiants en 1965, dont 50 de première année », alors qu’en 1970, « près de 300–400 étudiants » y étaient inscrits — la fin de la première cohorte de baby-boomers ayant fréquenté l’université. Les « descendants directs » de Le Caine allaient devenir les professeurs et les directeurs de studio pour la nouvelle génération d’étudiants à Toronto et, dans une certaine mesure, à Montréal, et ils allaient initier les personnes intéressées au monde de la musique électronique et à ses transformations rapides. Et ces héritiers de Le Caine comptent également au nombre de ceux qui ont contribué à fonder les institutions phares de l’histoire de la musique électroacoustique et contemporaine canadienne telles que le Canadian Electronic Ensemble, New Music Concerts, MetaMusic, la Communauté électroacoustique canadienne, Two New Hours…
L’apparition des synthétiseurs Moog et Buchla, tout comme plusieurs autres développements des années 1970, est le résultat de changements fondamentaux dans la manière de concevoir le studio, son utilisation, ses utilisateurs et ce qui devait y être produit. Au début des années 1970, la présence des nouveaux appareils commandés en tension 2[2. Bien que Le Caine ait mis au point des appareils commandés en tension dès les années 1940, ceux-ci n’ont jamais été une priorité dans ses travaux.] indiquait la nouvelle voie dans laquelle s’engageait la production en studio de musique électronique, et bien que les instruments de Le Caine furent conçus en fonction d’objectifs liés à la performance, ils avaient perdu de leur importance dans les studios où ils se trouvaient.
Peu de temps après, les technologies numériques pour la musique électronique, avec lesquelles Le Caine ne semblait pas à l’aise, ont gagné en popularité. À la même époque, Le Caine croyait qu’il était maintenant nécessaire de se pencher davantage sur la compréhension du son, la psychoacoustique, que sur le contrôle des instruments. Mais avant même de pouvoir s’engager dans cette voie, il a démissionné du CNRC en 1974 lorsqu’il a appris que l’on mettrait fin à son projet une fois qu’il aurait pris sa retraite. 3[3. La situation est évidemment beaucoup trop complexe pour être discutée ici. Pour une discussion plus complète de cette période de la vie de Le Caine et de son travail, le lecteur est invité à consulter Blues pour saqueboute de Gayle Young.] Trois ans plus tard, les instruments étaient devenus de plus en plus difficiles à entretenir, après le décès de leur principal technicien, l’inventeur lui-même.
Dans ce recueil de textes — commémorations du centenaire de Le Caine et entrevues avec ses collègues —, nous explorons l’histoire de la musique électronique au Canada à l’époque de Hugh Le Caine. Son héritage n’est peut-être pas tant le corpus d’instruments qu’il a créés — comme c’est le cas d’autres figures clés de l’histoire de la musique électronique — que le calibre et l’ampleur de sa pensée critique, sa curiosité, sa franchise et son honnêteté, dont plusieurs de ses collègues, étudiants et amis ont hérité.
À l’aide d’anecdotes personnelles au sujet de l’homme/scientifique/inventeur/compositeur, de commentaires sur le travail en studio de musique électronique dans les années 1960–1970, et d’entrevues avec des gens qui ont travaillé auprès de lui et qui ont même participé à la création de ces studios, nous espérons pouvoir donner une idée de l’« héritage tranquille » de Hugh Le Caine, cet homme dont on dit qu’il est « le grand-père de la musique électronique » au Canada.
« Dites-moi ce que vous désirez et je le construirai pour vous »
Pratiquement tout le monde qui a côtoyé Hugh Le Caine mentionne qu’il souhaitait régulièrement avoir les commentaires des utilisateurs : « Qu’est-ce que vous désirez? Que voudriez-vous avoir et comment voudriez-vous que ça fonctionne? » Un des plus importants exemples de cette relation symbiotique ingénieur-utilisateur est peut-être le synthétiseur polyphonique de Le Caine, un appareil commandé en tension mis au point en 1970 à la demande de Paul Pedersen qui, comme il l’évoque dans « Hugh Le Caine’s Polyphonic Synthesizer », avait certaines réserves au sujet des contraintes associées aux synthétiseurs monophoniques commerciaux de l’époque tels que les synthétiseurs Moog.
Le caractère accessible de Le Caine s’exprimait aussi de manière personnelle comme le rappelle Pauline Oliveros dans « Composing with Hugh Le Caine’s Special Purpose Tape Recorder at UTEMS in 1966 » : « De quoi as-tu besoin? Que veux-tu savoir? », demandait-il lorsqu’elle composait au studio UTEMS en 1966 avec le magnétophone à application spéciale de Le Caine. Elle évoque sa gentillesse et sa générosité dans sa façon de partager ses connaissances qui contribuaient à créer « une ambiance fort accueillante ». En entrevue avec Gayle Young, James Montgomery souligne les conséquences de la virtuosité de Le Caine en matière d’électronique dans « Hugh Le Caine’s Virtuosity in Electronics » : certains utilisateurs avaient parfois de la difficulté à suivre Le Caine, « les idées des gens n’étaient pas aussi bonnes que celles de [Hugh] ». Il n’était pas rare pour Le Caine de répondre aux commentaires reçus en améliorant les idées suggérées et en proposant un nouvel appareil ou une nouvelle version qui répondait à des besoins ou des problèmes que les utilisateurs n’avaient même pas entrevus.
La relation étroite de Le Caine avec le studio de musique électronique de McGill s’explique en partie par les visites qu’il faisait régulièrement au studio pour donner des démonstrations ou réparer diverses composantes de ses appareils, de la fondation du studio par István Anhalt en 1964 jusqu’au milieu des années 1970. Comme le souligne alcides lanza dans « Hugh Le Caine and the McGill EMS », le studio était initialement équipé presque exclusivement d’appareils donnés par Le Caine provenant de ELMUS, l’Electronic Music Laboratory qu’il dirigeait au CNRC. L’inventeur et concepteur d’instruments entretenait des liens semblables avec le studio de musique électronique de l’Université de Toronto; le nom de Le Caine est donc indissociablement lié à la fondation et l’émergence des deux premiers studios universitaires de musique électronique au Canada.
UTEMS et les instruments de Le Caine dans les années 1960
En partageant leurs souvenirs et anecdotes, les compositeurs qui ont travaillé à UTEMS nous aident à nous faire une idée du travail dans un studio de musique électronique des années 1960. Dans les premières années d’existence du studio de Toronto, il n’y avait aucun programme académique, aussi les étudiants devaient-ils se former eux-mêmes pour travailler avec ce nouveau médium. Aux côtés de son collègue étudiant Paul Pedersen, Robert Aitken s’était vu confier la tâche de répertorier les boucles utilisées avec le magnétophone multipiste. Comme il l’évoque dans « Learning How to Listen », en 1962, le travail de composition au studio UTEMS avec les instruments de Le Caine est devenu un exercice pour « apprendre à écouter » qui aura été l’une de ses plus importantes expériences d’apprentissage. Le studio s’est développé au cours des années 1960 et a atteint une forme de maturité; aussi lorsque son directeur, Gustav Ciamaga, donna des cours d’été en musique électronique en 1966, certains étudiants parcoururent de grandes distances pour y assister — notamment Pauline Oliveros de San Francisco, Ivan Tcherepnin de Cambridge et R. Murray Schafer de Vancouver.
Norma Beecroft a réalisé sa première pièce pour bande à Columbia-Princeton deux ans avant ces cours, bien que son intérêt pour la musique électronique remontait aussi loin que 1956. En 1977, elle avait produit sept œuvres d’importance avec bande, synthétiseur ou électronique en direct. Dans « Remembering Hugh Le Caine », Beecroft raconte comment en 1967, alors qu’elle composait sa deuxième pièce pour bande au studio C d’UTEMS, elle a demandé à Aitken de lui fournir des sons de flûte pour la partie de bande et de jouer la partie de flûte lors de la création. Leur collaboration professionnelle s’est poursuivie par la suite, notamment avec la création de New Music Concerts quatre ans plus tard. La même année, Richard Henninger figurait parmi les étudiants diplômés autorisés à travailler dans le studio A. En 1968, il fut nommé à la faculté de musique et eut accès au studio C. Comme il le relate dans « Composing with Hugh Le Caine’s Fabulous Inventions in the University of Toronto’s Studio C, circa 1969 », ses expériences dans ce studio ont mené à la création d’une pièce de grande dimension qui constituait en quelque sorte une « visite exhaustive » des divers sons et des fonctions de performance qu’offraient les inventions de Le Caine.
La présence de Le Caine dans les studios de Toronto était chose courante : « Hugh se faisait un point d’honneur de se rendre disponible auprès des étudiants. Il voulait savoir ce qu’il pouvait faire pour nous aider à travailler de manière plus efficace en studio pour créer de la musique électronique. » Dans « Remembering Hugh », David Jaeger se souvient que c’était « la puissance de sa pensée, de son imagination, de ses compétences techniques et de ses capacités créatrices » qui l’impressionnaient, lui et ses collègues. Ce mélange de capacité technique et de talent créateur a inspiré Jaeger, et plusieurs autres au fil des ans, dans leur exploration de la musique électronique.
Histoire(s) de la musique électronique
Dans « Le Caine, Mirrored Through Memory », Kevin Austin dresse un portrait de la situation des quelques praticiens de musique électronique au Canada dans les années 1960. « Jusqu’au début des années 1970, chaque studio de musique électronique était un environnement unique ». Si les studios avaient des traits en commun, du fait notamment que du matériel de Le Caine équipait les studios de Montréal, Toronto et, plus tard, Kingston, « il fallait apprendre à travailler dans chaque studio ». Austin n’est pas le seul à insister sur les changements importants qui ont marqué la relation compositeur-studio-concepteur dans les années 1970. L’internationalisation généralisée à la fois des « principaux centres de musique électronique » dans le monde et de la production des instruments de musique électronique coïncidait avec d’importantes transformations des intérêts et pratiques artistiques, mais également du rôle du studio lui-même. Ces changements sont trop nombreux pour être abordés dans un seul numéro, encore moins dans un seul article, mais il est possible de se faire une idée de la complexification rapide du milieu simplement en comparant les « ramifications » des activités de n’importe quelle figure majeure de la musique électronique. À cette fin, le rédacteur jef chippewa présente une « généalogie artistique de Le Caine » — « An Artistic Genealogy of Hugh Le Caine 1939–1989 » — qui montre l’impact de l’inventeur-compositeur et de ses « successeurs immédiats » sur les premières générations de praticiens de musique électronique au Canada.
Avec « “MODULO”, A Musical Documentary and Tribute to Hugh Le Caine », nous effectuons un saut de quelques décennies : Travis Boisvenue et Ryan Paul Gibson jettent un regard sur l’univers actuel des concepteurs de synthétiseurs modulaires analogiques et les praticiens qui les utilisent, avant de s’intéresser aux inventions de Le Caine. Au cours d’une visite au Musée des sciences et de la technologie du Canada 4[4. Autrefois nommé Musée national des sciences et de la technologie. ], où plusieurs de ces inventions sont conservées, Mike McGrath (Muff Wiggler) souligne que nous sommes maintenant assez familiers avec la musique réalisée à l’aide de moyens strictement électroniques, mais il insiste sur l’importance de reconnaître Le Caine comme l’un des premiers inventeurs qui a construit des appareils rendant possibles de telles pratiques.
Entrevues
Nous avons la chance incroyable de pouvoir publier ici des entrevues approfondies avec deux personnes qui ont travaillé directement avec Hugh Le Caine à la création et la mise en place des deux premiers studios de musique électronique au Canada. Ces témoignages de première main constituent une documentation exceptionnelle de cette période unique dans l’histoire de la musique électronique. István Anhalt a rencontré Le Caine pour la première fois en 1957 et il a fondé le studio de musique électronique de McGill en 1964. En entrevue avec James Montgomery et Gayle Young, il donne de fantastiques descriptions des façons dont il a utilisé les appareils de Le Caine pour composer plusieurs œuvres électroniques de 1959 — alors qu’il était « scientifique invité » au CNRC — aux années 1970. Dans « Being Allowed to Make “Mistakes” While Composing Electronic Music With Hugh Le Caine’s Instruments », il décrit les étapes nécessaires pour acquérir de l’expérience dans le domaine naissant de la musique électronique, avant la création des studios de musique électronique de Toronto et McGill.
À la mort de Myron Schaeffer en 1965, Gustav Ciamaga a été nommé directeur du studio de musique électronique de l’Université de Toronto, où il a présidé à la transition du studio vers un format plus accessible pour l’amener aussi à maturité et en faire un studio de classe mondiale ouvert aux étudiants de toutes les régions du Canada et des États-Unis. En entrevue avec Norma Beecroft — « Hugh Le Caine’s Visionary Electronic Music Instrument Designs » —, il parle des « conceptions visionnaires des instruments de musique électronique de Le Caine », lesquels étaient en constante évolution pour satisfaire aux besoins de leurs utilisateurs et anticiper leurs besoins futurs. Ciamaga et Beecroft discutent également de ce qu’est la technologie et de la possible confusion entre technologie et style compositionnel.
Dans « Privileging the Human Aspect of Electronic and Computer Music Systems », une autre des entrevues qu’elle a réalisées avec des compositeurs électroacoustiques internationaux actifs dans les années 1960–1970, Beecroft s’entretient avec Bill Buxton, dont les recherches témoignaient de son intérêt pour la dimension humaine des systèmes de musique électronique et par ordinateur. Buxton croit en la nécessité d’une « forme d’écriture idiomatique pour la technologie », mais il considère important de réfléchir au rôle de la machine dans la conception de systèmes au service des musiciens électroniques. À l’instar de Le Caine, Buxton a toujours eu pour objectif d’améliorer les capacités des technologies existantes, de trouver des solutions aux contraintes technologiques.
Si Buxton est convaincu que le travail de Hugh Le Caine n’a pas été plus largement reconnu en raison du fait qu’il travaillait pour une institution gouvernementale à qui il devait rendre des comptes, Gayle Young croit plutôt — comme plusieurs autres — que la situation de Le Caine aurait pu être différente si un musicien s’était associé à lui et ses instruments, comme ce fut le cas du synthétiseur Moog et de Wendy Carlos. Le CNRC avait toutefois pour mandat de concevoir de nouveaux instruments et non d’assurer la production commerciale d’instruments existants. Dans une entrevue que Ryan Paul Gibson a réalisée avec Gayle Young en préparation du documentaire MODULO mentionné précédemment, elle résume certains éléments dont elle a traités dans son importante biographie de Le Caine, Blues pour saqueboute.
Je tiens à exprimer ma reconnaissance à Gayle Young et Kevin Austin, non seulement pour leurs contributions, mais aussi pour l’aide, les commentaires et les éclaircissements qu’ils ont apportés et qui ont été d’une grande importance pour la préparation de ce numéro et la construction de ce récit. De concert avec Nadene Thériault-Copeland et Darren Copeland de New Adventures in Sound Art (NAISA), ainsi que Matthew Fava du Centre de musique canadienne, ils ont contribué à l’organisation de deux évènements au cours desquels le contenu principal de ce numéro a été présenté : « 100 Years of Hugh Le Caine » (CMC/Music Gallery, 30 mai 2014) et « A Noisome Pestilence — An Afternoon of Hugh Le Caine » (CEC/NAISA/CMC, 17 août 2014), une session spéciale du Toronto International Electroacoustic Symposium de 2104.
Nous espérons que vous apprécierez ces articles sur le « grand-père » de la musique électronique au Canada et nous vous invitons à consulter ses compositions sur SONUS.ca, la sonothèque en ligne de la CEC consacrée aux pratiques électroacoustiques.
jef chippewa
21 janvier 2016
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